Théodoric le Grand
aucun
guerrier valide. Aucun déserteur, pas la moindre défection. Mais certains de
leurs medici et autres capsarii – médecins des officiers et
sous-officiers – étaient restés pour soigner les blessés intransportables.
Il s’agissait cette fois de dignes et valeureux guerriers, et il n’était pas
question pour nous de les exécuter sommairement. Nous laissâmes donc leurs
médecins leur apporter les soins nécessaires. Les nôtres opérèrent même à leurs
côtés, et tous traitèrent avec impartialité les blessés des deux camps.
J’ignore combien de ceux qui étaient tombés furent sauvés et recouvrèrent la
santé, mais nous dénombrâmes chez les nôtres près de quatre mille victimes, et
six mille chez nos adversaires. Quand nos escouades de fossoyeurs se mirent en
devoir d’ensevelir nos morts, certains officiers suggérèrent de jeter tout
simplement les cadavres de nos ennemis dans le Sontius et de les laisser
dériver vers l’aval, comme l’avait déjà fait leur sang.
— Ne, ni allis ! ordonna rudement
Théodoric. Ces Romains tués n’ont été que six mille obstacles mineurs sur le
chemin de notre conquête de l’Italie. Quand nous aurons conquis cette terre,
les veuves, les enfants et compatriotes de ces morts seront tous mes sujets,
nos concitoyens et nos frères d’adoption. Veillez à ce que tout Romain tombé au
champ d’honneur soit inhumé avec les mêmes égards que les nôtres. Qu’il en soit
fait ainsi !
Et ainsi fut fait, même si la tâche demanda à nos hommes
plusieurs jours de travail. Il fut toutefois épargné à nos croque-morts et nos
fossoyeurs d’avoir à organiser différentes cérémonies en fonction des défunts.
Il eût été impossible, cela va de soi, de déterminer quels défunts étaient chrétiens,
païens ou mithraïstes, excepté dans les rares cas où le mort portait sur lui
une croix, un marteau de Thor ou un disque solaire, mais cela ne posa en fait
aucun problème. Les mithraïstes, comme les païens, ont toujours été enterrés la
tête à l’ouest. Les chrétiens, « les pieds tournés vers l’est ». Nos
hommes n’eurent qu’à creuser des rangées de tombes parallèles, et y inhumer
tous les morts à l’identique. Au reste, quelle qu’ait pu être leur religion de
leur vivant, les morts sont tous les mêmes.
Pendant ce temps, nos armuriers et nos forgerons étaient eux
aussi fort occupés à réparer les corselets endommagés, rendre leur forme aux
casques cabossés, redresser les lames tordues, affûter celles qui étaient
émoussées. D’autres soldats furent chargés de récupérer tous les équipements,
provisions et marchandises laissés par les Romains. Une partie de ce qu’on
trouva fut immédiatement mis à profit – ainsi la viande fraîche de porc et
de mouton, que l’on dégusta nappée de garum, l’excellente sauce des
Romains – et les autres biens récupérés furent chargés sur les chariots
abandonnés par l’ennemi, afin d’être emportés pour nourrir notre armée dans les
jours à venir. Les bûcherons qui avaient abattu tous ces arbres sur la rive est
en amont du fleuve purent même les utiliser pour construire des radeaux. En
effet, nous constatâmes que le Pons Sontii n’était pas assez large pour les
plates-formes transportant nos énormes machines de siège, aussi leur fit-on
traverser la rivière en flottant.
Dans le même temps, de leur côté, certains des speculatores ayant pisté les troupes de Odoacre vinrent faire leur rapport. Ils révélèrent,
à pas plus d’une journée de marche vers l’ouest, l’existence d’une vaste et
élégante cité du nom d’Aquileia [85] . La ville étant située sur la
plaine côtière, face à la mer, sans aucune muraille de protection, avait sans
doute paru trop vulnérable à Odoacre, qui avait décidé de ne pas y arrêter ses
soldats. Selon les éclaireurs, son armée avait continué sa marche par la
superbe voie qui débutait là, et poursuivait à un rythme soutenu sa progression
vers l’ouest.
— Il s’agit de la Via Postumia, nous expliqua
Théodoric. Elle mène à Vérone, une cité solidement défendue, aux deux tiers
entourée d’une rivière, ce qui lui confère une position défensive idéale. Je ne
suis pas surpris de voir Odoacre s’y précipiter. Mais je me réjouis qu’il nous
ait abandonné Aquileia. C’est la capitale de la Vénétie, et sa richesse est
renommée. Du moins l’a-t-elle été, avant que les Huns ne
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