Théodoric le Grand
guerres
précédentes, dirigées comme ici contre une masse éminemment vulnérable
d’hommes. Ce qui est sûr, c’est qu’Odoacre et ses soldats ne s’étaient pas
préparés à un assaut aussi déconcertant. Nombre d’entre eux furent
instantanément écrasés avec leurs chevaux par l’irrésistible trajectoire
plongeante des boulets, mais le principal effet de cette pluie météorique fut
la consternation qu’elle sema dans les rangs ennemis. Quand un projectile
s’écrasait dans l’impeccable alignement des légionnaires, cette irréprochable
formation explosait dans une gerbe de feu, projetant dans le ciel des pantins
désarticulés comme autant d’étincelles. Lorsqu’un boulet atterrissait dans les
troupes de cavalerie, leur académique ordonnancement se transformait aussitôt
en une tumultueuse bousculade de chevaux emballés se ruant follement vers
l’avant, désarçonnant leurs cavaliers, tandis que d’autres s’écrasaient
lourdement au sol, au milieu d’hommes luttant pour reprendre le contrôle de
leurs montures terrifiées. Quant un rocher s’aplatissait sur un enclos de
chevaux de réserve, un parc à moutons ou une porcherie, éparpillant ses
occupants aux quatre vents, les animaux affolés déferlaient en tous sens,
bêlant, chevrotant, poussant des cris perçants, et beaucoup se cabraient, distribuant
autour d’eux force coups de tête et violentes ruades. À cette confusion
s’ajoutaient les flammèches et la fumée de l’embrasement subit d’une tente de
marchandises. Les tentes papillon à huit places, sanglées de cuir, ne brûlèrent
pas, mais leurs panneaux distendus furent littéralement arrachés et soufflés,
s’enchevêtrant sous les pieds et les sabots. Le chaos et la catastrophe ainsi
provoqués furent tels que quand nos rangs d’archers ajoutèrent au déluge de
rochers ardents une pluie de flèches enflammées, les forces romaines, secouées
et disjointes, ne purent répliquer.
Je ne parle ici que de ce qui se déployait dans mon champ de
vision ; nul doute que les mêmes dégâts devaient être infligés vers le
nord, vers le sud et plus à l’ouest de ma position. Le porteur de bouclier de
Théodoric courut alors sur le pont, entraînant son cheval par la bride. Le chef
ostrogoth sauta en selle, lança une nouvelle fois son épée vers l’avant pour
signifier « à l’assaut ! » et à son signal, les cavaliers d’Ibba
et moi-même pressâmes nos montures. Dans une organisation savamment réglée, les
balistes légères de Freidereikhs stoppèrent au moment où Théodoric et Ibba nous
lançaient sur le pont, afin que nous n’ayons pas à craindre la chute de boulets
en atteignant l’autre rive. Mais au-dessus de nos têtes, le flamboiement et le
bruissement feutré des projectiles fendant l’air redoublaient, prouvant que les
lourds onagres continuaient le féroce harcèlement des arrières de l’ennemi.
Dans un assaut de front, ce sont immanquablement les hommes
situés à l’avant qui encaissent les plus grosses pertes et les plus graves
blessures. Mais lorsque notre groupe de cavaliers chargea ce tourbillon
grouillant de troupes débandées, abasourdies et démoralisées prises au piège à
l’extrémité du pont, nous ne rencontrâmes de prime abord aucune opposition
sérieuse, et massacrâmes abondamment et aisément, comme si nous moissonnions un
champ. Les lances que nous brandissions ne nous échappaient que lorsqu’elles
s’étaient inextricablement plantées dans les poitrines adverses. Nous faisions
alors tournoyer nos haches de combat et fouettions l’air de nos épées-serpent,
et l’ennemi tombait fauché comme des épis de blé, dans la fureur et dans le
sang. Au fur et à mesure que nous dégagions le passage, tandis qu’archers et
catapultes maintenaient au-dessus de nos têtes un dais de projectiles et de
flèches, des turmae, des décuries, des centuries de fantassins et de
cavaliers de notre armée convergeaient du nord, du sud et de l’est et venaient
s’engouffrer dans l’entonnoir du pont.
Bien sûr, notre invasion n’eut pas à attendre longtemps
avant qu’une franche résistance se dresse devant nos pas. Il ne s’agissait plus
d’éliminer à la va-vite un ramassis de nomades indisciplinés, ou de briser les
défenses hâtivement élevées par une cité malveillante. Nous faisions face à
l’armée romaine. En dépit de ses effroyables pertes subies dès le déclenchement
des hostilités et bien qu’elle
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