Théodoric le Grand
eût chancelé avant même notre premier assaut,
elle n’était ni vaincue, ni mise en déroute. Dominant le tumulte des
combats – les cris des hommes et des animaux, le fracas des armes, des
boucliers et des armures entrechoquées, les lourds bruits de bottes et de
sabots –, on entendit jaillir la stridente sonnerie des trompettes romaines
enjoignant ordinem ! [83] . Les lignes ennemies se regroupèrent alors
derrière leurs chefs. D’autres trompettes se firent entendre au loin, mandant
le secours des lignes stationnées en amont et en aval du Sontius. Aussi, dès
que les Romains se furent remis de leur surprise, ils se battirent avec courage
et adresse, y joignant une férocité sans doute accrue par la colère d’avoir dû
reculer face à nos projectiles. Pas de doute, nous étions engagés dans une
bataille de grande ampleur.
Mais les choses auraient pu se présenter pour nous de façon
bien pire. Si nous avions lancé notre attaque matinale de façon
conventionnelle, selon les traditions militaires communément admises, nous
aurions rencontré les plus infernales difficultés à franchir ce pont en force,
et sans doute eût-il fallu se résoudre à traverser le Sontius sur des radeaux
ou à la nage, édifier des pontons, attendre que l’hiver gelât ses eaux, ou
utiliser je ne sais quel autre moyen. L’emploi inhabituel, sans précédent peut-être,
de catapultes nous avait incontestablement donné les deux avantages
inestimables dont nous jouissions désormais. Primo , il avait permis
d’infliger à l’ennemi de graves pertes et blessures avant même d’entrer en
contact avec lui. Secundo , les troupes adverses avaient été si
surprises, désorganisées et désorientées qu’elles ne purent nous opposer de
véritable résistance immédiate, laissant ainsi une bonne partie des nôtres
s’introduire dans leurs rangs. Ayant réussi à forcer le passage, nous n’avions
plus d’autre choix que celui de progresser coûte que coûte. En effet, si nous
laissions l’adversaire réagir et nous repousser, toute retraite ordonnée nous
serait interdite : vu notre nombre, ce pont nous prendrait en entonnoir et
nous serions écrasés sur place. L’unique alternative aurait été de nous jeter à
la rivière, ce qui nous aurait conduits à une défaite certaine. Nous devions
donc nous battre, et nous devions vaincre.
L’histoire considère la bataille du Sontius comme le plus
gigantesque choc ayant opposé deux puissantes armées au cours des derniers
siècles. Elle y voit l’un des épisodes majeurs des annales de l’Empire romain à
l’agonie, et un événement déterminant pour la destinée de l’Occident. Mais les
livres ne relatent rien de ce que fut la véritable intensité de la bataille, et
mes propres mots n’y sauraient suffire.
Je crois avoir déjà eu l’occasion de le dire : dans une
bataille, chaque participant n’est conscient que de son action individuelle, de
son expérience la plus personnelle. Je me revoyais ainsi, aux premières
secondes de l’engagement, propulser ma lance de cavalerie devant moi… peu
après, je faisais tournoyer mon épée, ayant abandonné ma lance dans le corselet
d’un signifer que je venais d’embrocher… l’instant suivant, je
combattais à pied, désarçonné sans avoir été blessé par le coup de masse
d’armes étincelant d’un centurion…
Durant tout ce temps, je n’avais été que très vaguement
conscient de l’agitation qui m’entourait, sauf quand j’avais pu entrevoir
fugitivement un visage familier dans mon champ de vision. Je vis Théodoric se
livrer avec hargne au combat, ainsi qu’Ibba et quelques autres encore, dont le
jeune Freidereikhs, qui après avoir achevé sa tâche avec les catapultes, avait
franchi le pont avec ses Ruges pour venir nous prêter main-forte. Peut-être
même avais-je un temps croisé le fer avec un éminent personnage tel que Tufa ou
Odoacre, mais si ce fut le cas, j’étais trop occupé pour les reconnaître. Comme
tous les autres sur le champ de bataille, des rois aux cuisiniers du camp ou
aux commis appelés à porter les armes, je n’aspirais qu’à un seul but, bien
éloigné du souci d’inclure cette bataille dans les livres d’histoire, d’ajouter
une ligne supplémentaire aux annales de Rome ou d’influencer le destin de
l’Occident. Un but bien moins élevé, mais plus immédiat, que tous les guerriers
présents devaient avoir en commun.
Il existe de multiples façons de tuer
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