Théodoric le Grand
la foulent aux pieds
il y a cinquante ans. La ville reste néanmoins l’une des principales bases
navales de la marine romaine, une partie de la flotte de l’Adriatique étant
stationnée près du faubourg côtier de Grado. Ce devrait être un endroit agréable
pour nous détendre au terme d’une éprouvante année d’efforts, et constituera
une digne récompense pour la grande victoire que nous venons de remporter ici.
D’après ce que j’ai entendu des récits de voyageurs, des thermes d’une rare
élégance nous y attendent, ainsi que de goûteux fruits de mer de l’Adriatique
préparés par des cuisiniers experts. Quant aux femmes, Romaines comme
Vénitiennes, elles sont paraît-il sublimes. Nous y ferons donc escale quelque
temps, mais ne nous y attarderons pas. Après avoir pris le repos nécessaire,
nous nous lancerons sur les traces d’Odoacre. À moins que les speculatores ne viennent nous informer qu’il a quitté la Via Postumia, nous le trouverons à
Vérone. Pas question de lui laisser le temps de s’y renforcer un peu plus. Ce
sera sans doute la prochaine position dans laquelle il se retranchera. Et sa
dernière. Je compte bien m’y employer.
25
Nous appréciâmes au plus haut point ce bref séjour passé à
Aquileia. Depuis Vindobona, je n’avais plus séjourné dans une cité où l’on
utilisât le latin. Cependant, bien que la majorité des citoyens locaux fussent
Vénètes – des gens de petite taille, nerveux, aux yeux gris, au sang plus
celte que romain –, ils parlaient le latin de façon plutôt curieuse,
remplaçant respectivement les lettres d, g et b par z, k et f. D’une voix morne ils saluèrent Théodoric du nom de
« Théozoric », et nous firent tous énormément rire lorsqu’en voulant
nous traiter du terme injurieux de barbares (en latin, Gothi barbari) ils
nous accablèrent sous le nom de « Kothi farfari ».
Ils avaient certes des raisons de nous maudire, tant
Aquileia pouvait s’être lassée de ces invasions d’étrangers, à chaque
génération ou presque… d’abord les Wisigoths d’Alaric, puis les Huns d’Attila,
et nous maintenant ! Les habitants ne furent guère apaisés lorsque
Théodoric exigea comme seul tribut de leur part les provisions et commodités
qui pourraient être utiles à notre campagne militaire. Bien conscient que la
ville lui appartiendrait un jour, il interdit à nos troupes de s’y livrer à
quelque destruction gratuite ou à un quelconque pillage à leur profit
personnel. En revanche, les guerriers profitèrent librement des femmes et des
jeunes filles aquiléiennes, voire de quelques garçons. Ceci froissa bien
évidemment leur décence, mais déplut davantage encore aux filles des lupanars
et aux noctiluca locales, habituées à être payées pour leurs
prestations.
Tous les citoyens d’Aquileia ne nous manifestèrent pas pour
autant un total odium [86] . Le navarchus de la flotte
de l’Adriatique, un homme du nom de Lentinus, entre deux âges mais encore vif,
vint des docks de Grado converser avec Théodoric. Il parla en termes peu
flatteurs d’Odoacre, dont il prononçait évidemment le nom à la façon
locale :
— Je n’ai aucune raison d’aimer le roi Ozoacre,
affirma-t-il. J’ai vu repasser ici ses troupes dans une débandade indécente, et
je répugne à rester le fidèle vassal d’un roi mis en déroute aussi rapidement.
Cela ne veut pas dire pour autant, Théozoric, que je me déshonorerai d’abjecte
manière en vous livrant aveuglément mes navires basés ici, ou plus bas sur la
côte, à Altinum. Si vos hommes devaient faire mine de les arraisonner ou d’y
embarquer, je ferais aussitôt mettre en sécurité tous les bateaux en haute mer.
En revanche, dès que vous aurez dûment vaincu Ozoacre et obtenu la bénédiction
de l’empereur Zénon, je vous considérerai immédiatement comme mon officier
supérieur, et mettrai la flotte de l’Adriatique à votre service.
— C’est de bonne guerre, approuva Théodoric. J’ai
l’intention de vaincre Odoacre par des batailles terrestres, et n’aurai donc
pas besoin de forces navales. Mais au moment où je serai appelé à en faire
usage, j’espère être devenu votre roi, universellement reconnu comme tel.
J’accepterai alors avec bienveillance votre allégeance, navarchus Lentinus.
Mais je promets de la gagner d’abord.
Toutes les femmes d’Aquileia bouillonnaient d’indignation et
de ressentiment à l’égard des envahisseurs que nous
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