Théodoric le Grand
richesse demeurait sans commune
mesure avec celle d’un Cassiodore, par exemple. Peu enclin à thésauriser en
avare, je n’avais aucun ami proche à qui faire profiter de ma fortune, ni
héritier susceptible d’en bénéficier après ma mort. Mais dès mon arrivée à
Rome, compte tenu de la pénurie locale en personnel de réelle qualité, j’avais
senti l’intérêt potentiel du commerce d’esclaves. Pourquoi ne pas me lancer
dans ce négoce ? Si de conséquents bénéfices en découlaient, je ne les
refuserais pas.
Je me hâte d’emblée de le préciser, Rome ne manquait pas
d’esclaves : il y en avait même à foison, qu’il s’agisse d’hommes, de
femmes ou d’enfants. Les bons esclaves, en revanche, faisaient cruellement
défaut. Les maisonnées romaines avaient beau avoir regorgé naguère des
serviteurs les plus raffinés (médecins, artistes, comptables), cette époque
était révolue. Au temps jadis, de nombreux esclaves romains avaient fait preuve
de telles qualités qu’ils avaient acquis de quoi racheter leur liberté, ou
avaient suscité suffisamment d’admiration pour être spontanément
affranchis : ils étaient alors devenus des sommités de la civilisation
romaine, tels le fabuliste Phèdre, le comique Térence ou le poète Publilius
Syrus. Les esclaves d’aujourd’hui n’avaient plus rien de comparable.
Dans presque tout le reste du monde, comme dans ma ferme de
Novae, les esclaves étaient considérés comme des outils, des instruments. Mais
dans la Rome moderne comme dans les autres grandes cités d’Italie, tout était
délibérément fait pour que ces outils demeurent aussi gauches et mal dégrossis
que possible. On leur déniait, autant aux hommes qu’aux femmes, toute éducation
ou incitation à développer leurs talents naturels. La plupart étaient employés
au dur travail des champs ou comme souillons d’arrière-cuisine. Ceux d’origine
étrangère n’apprenaient que le peu de latin nécessaire pour comprendre les
ordres qui leur étaient donnés.
Il y avait deux raisons à cette situation, toutes deux aussi
anciennes que l’institution de l’esclavage ; mais en ces temps modernes,
les Romains leur accordaient sans doute une importance plus sérieuse, plus
solennelle et pour tout dire plus morbide. Les propriétaires d’esclaves avaient
naturellement pour habitude de faire un usage sexuel des esclaves femelles les
plus attirantes. Leur crainte était donc de voir leurs épouses prendre ensuite
les mêmes libertés avec des esclaves mâles. Aussi s’ingéniaient-ils à les
maintenir dans l’ignorance et la bestialité, afin de les rendre aussi peu
attrayants que possible. L’autre raison était tout aussi inhérente à
l’institution. Dans l’Italie de cette époque, le nombre d’esclaves dépassait
largement celui des hommes libres. Aussi, l’appréhension était grande que cette
masse, une fois éduquée et sortie de son état d’animalité domestique, ne
réalise sa supériorité numérique et ne se révolte contre ses maîtres.
Peu de temps auparavant, le Sénat avait même débattu de la
possibilité d’habiller tous les esclaves d’un uniforme, un peu comme le port
obligatoire de la perruque blonde pour les prostituées. Cela eût évité à une
femme libre de se méprendre sur la condition réelle d’un bel esclave mâle
maniant correctement le langage et limitait le risque d’une aventure plus
intime avec ce dernier. Mais la proposition avait été repoussée, en vertu
justement de l’appréhension évoquée il y a un instant. Si tous étaient habillés
de façon identique, il leur serait aisé d’évaluer leur nombre et de constater
leur supériorité numérique par rapport à leurs maîtres. Ils possédaient déjà un
point commun que nul n’avait su empêcher : leur adhésion massive au
christianisme. Tout cela souciait fort les sénateurs romains tout comme les
citoyens.
Il me faut d’ailleurs nuancer à ce sujet un avis
précédemment exprimé. Il est vrai de dire, comme je l’ai affirmé, qu’à Rome,
hautes et basses classes sont volontiers païennes, hérétiques, voire
irréligieuses. Mais lorsque j’ai ajouté que Rome n’était en fait chrétienne que
« par le milieu », j’ai eu le tort d’oublier de prendre en considération
les esclaves. On a trop tendance à négliger ces derniers.
Comme nul ne l’ignore, c’est précisément dans cette classe
misérable et méprisée que le christianisme s’est
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