Théodoric le Grand
jusqu’alors de la flotte de l’Adriatique, j’ai nommé le bon Lentinus,
auquel je rendis une chaleureuse visite lors de mon arrêt à Aquileia. Ses
récentes et lourdes responsabilités l’avaient investi d’une dignité nouvelle,
mais il me fit savoir non sans amusement qu’il ne se sentait désormais plus
enchaîné par sa neutralité. J’en déduisis qu’il n’avait pas perdu son
enthousiasme et son allant de jadis.
*
Je fus si cordialement reçu par les gens de ma ferme que
j’eus vite l’impression de n’en être jamais parti. Pourtant, les indices du
temps qui s’était écoulé ne manquaient pas. L’une de mes esclaves favorites de
naguère, la femme du peuple alain nommée Naranj, épouse de mon meunier, n’avait
plus les cheveux noirs comme la nouvelle lune. Pas comme sa fille, en tout cas,
que le meunier fut fier et honoré de mettre à la disposition de son maître,
comme il l’avait fait jadis avec sa propre femme. Mon autre favorite, la Suève
Renata, en fut quelque peu vexée, car son mari et elle n’ayant que des fils,
j’avais poliment décliné l’offre de l’un d’eux.
Théodoric avait délaissé sa capitale Novae quand il s’était
emparé du trône de Rome, et cette province de Mésie Supérieure, allouée
jusque-là par contrat aux Ostrogoths, était redevenue une simple province de
l’Empire d’Orient. Mais cela n’avait pas entraîné de changements radicaux dans
le paysage. Les familles, installées là depuis longtemps, ne s’étaient pas
toutes expatriées vers l’ouest à la suite de Théodoric. Et beaucoup de soldats
qui avaient combattu à ses côtés en Italie avaient choisi d’y revenir. De son
côté, l’empereur Anastase avait confirmé ce peuple dans ses droits, renonçant à
les remettre en cause. Par ailleurs, il y avait toujours eu dans cette province
quantité d’autres nationalités (Grecs, Slovènes, Roumains entre autres) et la
population n’avait donc pas diminué de façon notable. Certaines maisons,
certaines fermes et quelques boutiques ou encore la demeure qu’avait occupée
Veleda avaient changé de propriétaires mais pas toutes, et la cité ainsi que sa
province jouissaient d’une notable prospérité.
Ce retour à ma ferme avait un but, comme mes visites
ultérieures, au cours des années qui suivirent. Cette demeure avait été ma
toute première véritable maison et j’avais l’envie légitime de la revoir pour
en profiter. Mais outre cet attrait purement sentimental, j’avais en tête un
projet des plus pragmatiques.
J’étais parti, laissant en toute confiance mes domestiques
en assurer la prospérité et n’avais pas été déçu. Mes métayers et esclaves ne
profitèrent pas de l’absence du maître pour se laisser aller à l’indolence.
Chacun s’employa à sa tâche avec cœur, et lorsque je découvris les comptes, je
réalisai avec joie combien les bénéfices l’avaient emporté sur les quelques
pertes passagères. C’est précisément en raison de la qualité de mon personnel
que j’avais choisi de revenir. J’avais en effet conçu le projet de monter une
affaire de prestation d’esclaves, que je garantirais aussi fiables et capables
que les miens.
Je n’avais pas l’intention de fonder un élevage, comme ma
brillante et lucrative lignée de chevaux Kehailan. Je notai cependant que mes
serviteurs, se multipliant au rythme normal de l’accroissement humain, n’en
avaient acquis que plus de valeur. Ce que j’entendais fonder ici, c’était une
sorte d’académie : il s’agirait pour moi d’acheter un certain nombre
d’esclaves à prix modique, encore jeunes et mal dégrossis, de les mettre à
l’école de mes propres serviteurs expérimentés, puis revendre en fin de
processus le produit fini avec un bénéfice conséquent.
J’étais loin d’être dans le besoin, notez bien. Puisant dans
les coffres de Ravenne ma solde et mes revenus de maréchal, le comte Cassiodore
père me faisait régulièrement parvenir des gages suffisants pour jouir d’un
enviable confort. Mes intendants locaux m’avaient informé des considérables
profits en or et argent issus de mon élevage de chevaux et des produits de ma
ferme. Ils avaient eu la sagesse d’en confier la plus grosse partie à des
prêteurs sur gages de Novae, Prista [127] et Durostorum, de sorte que huit
solidi investis m’en rapportaient régulièrement un nouveau à titre d’intérêt.
J’étais donc plus que solvable, même si ma
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