Théodoric le Grand
capacités mentales et physiques, il
ne pouvait nier son âge et il lui faudrait mourir un jour ou l’autre. Même si
par chance, cette mort intervenait avant que sa sénilité ne portât un coup
fatal à la grandeur de son règne, qui serait en mesure de lui succéder ?
Qui poursuivrait sa noble tâche ? Existait-il quelqu’un, quelque part,
capable de ramasser au sol la pourpre de celui que l’on avait à juste titre
surnommé « le Grand » ?
L’héritier en titre, bien sûr, était son petit-fils de Ravenne,
Athalaric. Mais à l’époque dont je parle, le jeune prince n’avait encore que
sept ans. Et s’il devait accéder au trône dans un délai rapide, il faudrait
endurer un certain temps une régence exercée par sa mère. Or Amalasonte –
je pense l’avoir suffisamment fait comprendre – était aussi piètrement
soutenue dans le royaume des Goths que Théodora par l’Empire d’Orient. En
admettant même que le royaume pût survivre à cette régence jusqu’à la majorité
d’Athalaric, quelle sorte de gouvernance exercerait-il, lui ?
Je ne puis qu’en donner un bref aperçu.
Alors que trois généraux de Théodoric et moi-même nous
étions retrouvés dans une antichambre de son palais, attendant d’être reçus en
audience, nous avions entamé une virile surenchère d’histoires de soldats, quand
la porte s’ouvrit et que le jeune prince Athalaric fit irruption. Lui et sa
mère étaient à l’évidence eux aussi en visite, sans doute pour satisfaire une
des impérieuses exigences d’Amalasonte. Toujours est-il que le prince, à ce
moment-là, ne cessait de pleurnicher et de sangloter, frottant d’une main ses
yeux rougis, de l’autre son arrière-train douloureux.
Le général Tulum grommela :
— Allons, allons gamin… Qu’est-ce qui ne va pas ?
— C’est Amma, gémit l’enfant, entre un halètement et un
reniflement. Amma, elle m’a tapé les fesses avec sa sandale !
Tulum prit un air scandalisé, sans empathie exagérée
cependant.
Le général Witigis grogna :
— Je suppose bien, Athalaric, que tu as commis un
forfait d’une particulière gravité pour l’avoir mérité.
— Tout ce que j’ai fait… (reniflement, sanglot
nasillard)… c’est me faire gronder par mon tuteur grec… pour avoir mal prononcé
le mot andreía… et Amma l’a entendu…
Toujours en continuant à haleter et à se frotter le visage
et le fondement, le prince disparut. Il y eut un instant de silence, durant
lequel les guerriers se dévisagèrent avec stupéfaction, atterrés. Puis Thulwin
articula, incrédule :
— Par les vastes couilles de cuir de Wotan, notre père
à tous ! Est-ce un prince amale que je viens de voir ? Un jeune
Ostrogoth mâle… en train de se plaindre et de pleurer comme un veau ?
— Après s’être fait fouetter par une femme !
ajouta le général Tulum, tout aussi effaré. Après avoir laissé une femme le
fouetter !
— Même pas…, constata Witigis alarmé. Il s’est pris un
coup de savate, et rien de plus. Par le Styx, quand ma vieille brute de père me
tannait à coups de ceinture, j’étais heureux qu’il ne me frappe pas avec la
boucle de métal !
— À l’âge qu’a ce garçon, renchérit Thulwin, je
domptais mon premier cheval et brisais le nez de mon répétiteur à coups de
gourdin.
— Ja, éructa Tulum. Un homme en puissance
devrait verser du sang, pas des larmes.
Witigis ajouta, dégoûté :
— Et ce petit bout d’homme reçoit les leçons d’un
tuteur. En grec. Et se fait gourmander. Par un Grec !
Thulwin demanda :
— Que veut dire le mot andreía, au fait ?
— Virilité, répondis-je.
— Liufs Guth ! Et il n’arrive même pas à
prononcer le mot ?
Théodoric avait un deuxième petit-fils encore en vie :
Amalaric, fils du défunt roi des Wisigoths Alaric et de sa propre fille,
Thiudagotha. Le prince, alors âgé de seize ans, eût constitué une alternative
crédible à Athalaric, ce moutard pleurnichard. Hélas, il était loin d’être
considéré comme un successeur crédible à son père comme roi des Wisigoths.
C’est triste à dire, mais c’était une fois encore à cause de la surprotection
chronique et de l’indulgence exagérée de Théodoric envers sa descendance.
Durant les longues années de régence de sa mère la reine Thiudagotha, après la
mort d’Alaric sur le champ de bataille, celle-ci avait bien volontiers délégué
ses fonctions à son père Théodoric,
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