Théodoric le Grand
pourrait commettre ?
Livia réfléchit un moment, tandis que sa servante déposait
sur la table un plateau de sucreries. Puis elle déclara :
— Toi et les autres conseillers de la cour, vous devriez
agir comme les Macédoniens.
— Qu’entends-tu par là ? fis-je en croquant un
petit gâteau.
— Le roi Philippe de Macédoine, devenu ivrogne, était
soit en proie aux vapeurs de l’alcool, soit enragé par son manque. Les membres
de sa cour et ses sujets maltraités n’eurent, dit-on, plus qu’une seule
solution : faire appel auprès de Philippe l’enivré des décisions de
Philippe le sobre.
Je lui souris, impressionné et admiratif. Livia avait déjà
fait preuve, dans sa jeunesse, d’un esprit inventif et brillant. Nul doute que
le temps d’acquérir ces cheveux gris et ces rides sur son visage, elle avait
aussi bénéficié d’une véritable éducation. « Et de la sagesse, avec
cela… » me dis-je intérieurement. Fronçant les sourcils, tout en regardant
le gâteau que j’étais en train de déguster, je repris :
— Je pensais pourtant, Livia, que tu avais depuis
longtemps abandonné tes projets de vengeance à mon encontre. Pour un gâteau au
miel, celui-ci me paraît bien amer.
Elle éclata de rire.
— Non, je ne cherche pas à t’empoisonner de nouveau. Au
contraire. Ces friandises sont fourrées au miel de Corse, et si celui-ci est
âpre, c’est que l’île est parsemée d’ifs et de sapins. Mais la longévité des
Corses est proverbiale, aussi leur miel est-il recommandé par les médecins pour
prolonger la vie.
Elle ajouta, avec un humour teinté de malice :
— Tu vois ? Comme tu me maintiens prisonnière et
que tu es le seul à me venir me voir, j’essaie de te rendre immortel.
— Immortel ? lâchai-je, reposant le gâteau dans
l’assiette sans l’achever.
En mon for intérieur, mais en partie à son intention, je me
fis la réflexion : « Immortel ? J’ai déjà vécu bien vieux… et
j’ai connu bien des choses, loin d’être toutes plaisantes. Alors, vivre à
jamais ? Avoir toujours devant moi autant de choses à vivre que de
souvenirs en mémoire ? Non… cela donne le vertige. Je ne pense pas que
j’en aurais la force. »
Comme Livia me dévisageait avec le regard soucieux et
bienveillant d’une épouse ou d’une sœur, je repris :
— C’est tout le drame de Théodoric… il a vécu trop
vieux. La grandeur qui fut la sienne, les bonnes actions qu’il a accomplies,
tout risque d’être obscurci et gâché par un acte regrettable dû à son grand
âge, mené contre son gré.
Toujours pleine d’empathie, Livia insista doucement :
— Je te l’ai dit… Ce dont il a besoin, c’est d’une
femme bienveillante et apaisante, qui prenne soin de lui.
— Non, fis-je en secouant la tête. Pas de ce genre de
femme.
— Pourquoi ? Et quelle autre, alors ?
— J’ai prêté serment à Théodoric sous l’identité de Thorn.
Si, en tant que Thorn, je venais à renier mes vœux de loyauté et de fidélité,
je serais, au regard des autres hommes comme au mien, déshonoré et damné à
jamais. Mais Veleda n’est pas tenue par ce genre de serment…
Alarmée, Livia articula :
— J’ai peur de trop bien te suivre… Qu’as-tu en
tête ?
— Tu es une femme cultivée, Livia. Connais-tu le sens
véritable du mot « dévotion » ?
— Je crois, oui. Il a aujourd’hui le sens d’émotion,
d’attachement ardent. Mais à l’origine, il faisait référence à un acte, c’est
bien cela ?
— Absolument. Le terme dérive du mot votum, qui
signifie « promesse sacrée, engagement devant la divinité ». Sur le
champ de bataille, tout chef romain remettait sa vie à Mars ou Mithra, prêt à
mourir pourvu que le dieu de la Guerre donne à son armée, son peuple et son
empereur la victoire et la survie.
— Acceptant en quelque sorte de se sacrifier pour
assurer aux siens la vie sauve et la victoire…, fit Livia en écho, d’une voix
sourde.
Pétrifiée, elle souffla dans un murmure d’effroi :
— Oh, Thorn, mon cher Thorn, envisagerais-tu un acte de
dévotion ?
39
En l’an 523 apparut dans le ciel, visible même en plein jour
et du monde entier, durant plus de deux semaines, le genre d’étoile que l’on
qualifie parfois de « fumante », ou d’astre « à longue
chevelure », ou « munie d’une torche ». Tous les prêtres juifs
ou chrétiens, les augures et les devins païens clamèrent
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