Théodoric le Grand
succession royale s’en accommodera.
Tandis que nous nous allongions à nouveau tous les trois, je
songeai que la victoire de Théodoric à Singidunum en avait entraîné deux
autres, complètement inattendues. Tout comme moi en effet,
Aurora-je-ne-sais-qui avait surgi du néant pour atteindre un rang
inespéré : elle était devenue reine de fait, et moi maréchal et herizogo. J’étais probablement la seule personne sur cette Terre, à présent, à savoir
combien Amalamena aurait été blessée de voir son frère adoré devenir père avec
une autre femme… surtout d’un statut aussi inférieur au sien. Ja, elle
en aurait eu le cœur brisé. Et moi, ne ressentais-je pas, au fond de mon être,
une légère pointe de jalousie ?
Après avoir repris quelques louches d’hydromel frais, je
dis :
— J’ai parlé longtemps. Les rumeurs et autres vagues
indiscrétions que j’ai pu laisser de côté peuvent attendre un peu. J’aimerais
savoir ce qui est arrivé ici, dans l’ouest, pendant mon absence.
Théodoric laissa Soas s’exprimer, et cet homme laconique
conta en peu de mots sa propre mission à la cour impériale. Comme je le savais
déjà, le Saio Soas était arrivé à Ravenne pour y découvrir sur le trône
non pas Julius Nepos, mais le jeune Romulus Augustule, sur le point d’endosser
la pourpre. Le temps que s’organise la nécessaire passation des pouvoirs,
cérémonies du couronnement, présentation du nouveau gouvernement, et ainsi de
suite, Soas avait dû prendre son mal en patience, rongeant son frein en
attendant de présenter l’ambassade de Théodoric et la tête fumée du légat
Camundus. Lorsque finalement le jeune empereur commença d’accorder ses
audiences, de très nombreux émissaires attendaient déjà leur tour pour être
reçus. Alors que Soas allait être présenté à l’empereur, il s’était produit un
second bouleversement qui devait mettre un terme non seulement au règne de
Romulus Augustule, mais à l’Empire romain d’Occident tout entier, et au concept
même d’un empire dirigé par deux empereurs d’égale importance. Aúdawakrs, plus
connu sous le nom d’Odoacre, prit le pouvoir en tant que roi et vassal de
Zénon, l’empereur d’Orient.
Soas conclut sobrement :
— Je savais qu’il y avait mieux à faire que d’implorer
Odoacre au nom de Théodoric. C’est pourquoi je pris la décision de rentrer,
dans l’espoir que mon jeune collègue (et il inclina la tête vers moi) avait eu
plus de chance que moi.
Soas se permit alors une légère saillie, seule manifestation
d’humour que j’eusse jamais entendue de sa part :
— Je possède toujours une jolie tête fumée. Si
quelqu’un la veut…
Théodoric s’esclaffa, puis s’adressa à moi :
— Même si Soas avait négocié un traité avec Odoacre,
celui-ci n’aurait eu de validité que si Zénon l’avait approuvé. Maintenant que
j’ai le pactum de Zénon, je me fiche comme d’une guigne de ce qu’Odoacre
pourra en penser. Ces terres de Mésie sont à nous, la consueta dona est
à nouveau payée, et la magistrature militaire m’appartient.
— Cependant, tempérai-je, ainsi que je te l’ai dit,
Zénon n’a jamais eu l’intention réelle de te faire parvenir ce parchemin. Au
moment où tu l’as malgré tout reçu, n’a-t-il rien tenté pour le
désavouer ?
— Il l’aurait certainement bien voulu, mais comment le
pouvait-il ? Dès que Swanilda me l’a présenté, j’ai aussitôt dépêché un
messager au grand galop pour assurer Zénon de mes chaleureux remerciements et
de mes serments de loyauté, lui demandant d’envoyer des légionnaires destinés à
me relever de mon intendance à Singidunum. La réponse de Zénon masquait mal sa
surprise, mais akh, il s’était lui-même pris les doigts, et sacrément
pincé même, dans son propre piège. Il avait du reste mieux à faire avec
l’étourdissant tourbillon des affaires en cours à Rome, autrement pressantes
que la rivalité entre Théodoric l’Amale et Théodoric Strabo.
— Peut-être avait-il aussi appris entre-temps,
ajoutai-je, que Strabo était loin d’être le loyal et obéissant vassal qu’il
prétendait être.
J’en profitai pour lui relater les quelques confidences que
Strabo avait faites à celle qu’il croyait être Amalamena, par exemple que la
détention comme otage de son fils Recitach à Constantinople ne donnait à Zénon
aucun pouvoir de coercition sur lui, et qu’il espérait en fait se
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