Théodoric le Grand
voir confier
l’éviction d’Odoacre le Scire de son trône de Rome. Je repris alors ses propres
paroles : « Si un étranger a réussi à atteindre ce poste éminent, un
autre pourrait fort bien y parvenir lui aussi. »
Une étincelle de malice brillant dans l’œil, Théodoric
demanda :
— Verrais-tu un inconvénient à ce que je reprenne les
plans de Strabo ? Supposons que je me charge de l’éviction d’Odoacre,
usurpant son pouvoir sur l’Empire d’Occident…
— Te voilà du moins en mesure d’unir les Ostrogoths
sous ta bannière, fis-je. La capitale de Strabo, Constantiana, est en proie à
l’anarchie, le reste de la Scythie en plein désordre. Maintenant que Strabo est
mort et que tous ces territoires et ces peuples sont privés de chef, tu
pourrais user de la qualité de magister militum praesentalis octroyée
par Zénon pour postuler au titre de seul roi des Ostrogoths, sans même avoir à
brandir ton épée.
— À un petit détail près, articula Soas. Strabo n’est
pas mort.
Je me demandai un instant s’il n’avait pas abusé de l’hydromel ;
je ne pouvais évidemment pas en croire mes oreilles. Théodoric jeta un regard
compatissant sur l’expression abasourdie peinte sur mes traits, et
expliqua :
— Au cours de la longue randonnée qui t’a mené ici,
Thorn, certains messagers de Constantiana ont galopé plus vite que toi vers
Constantinople, Ravenne, Singidunum et toutes les autres cités majeures, y
compris celle-ci. Ils rapportent que Strabo est blessé, mais toujours vivant.
— C’est impossible ! m’exclamai-je. Odwulf et moi
l’avons laissé avec quatre moignons de chair, dont chacun pissait le sang. Même
ses lèvres étaient exsangues, et avaient bleui.
— Akh, je ne mets pas ta parole en doute, Thorn.
Les messagers disent qu’il se déplace en litière, et qu’il n’a été vu par
personne d’autre que ses deux ou trois plus adroits lekjos [20] ,
des hommes de confiance. D’évidence, s’il est effectivement devenu le cochon
humain que tu nous as décrit… mais il est clair qu’il a dû être découvert avant
que sa dernière goutte de sang n’ait coulé de ses veines. À moins qu’il n’y ait
eu intervention divine… C’est en tout cas ce qui se murmure.
— Hein ?
— La rumeur affirme que Strabo s’est voué au Seigneur
Dieu, jurant qu’il serait désormais un meilleur chrétien arien que jamais.
— Ce ne devrait pas être trop difficile. Mais pour
quelle raison ?
— Pour témoigner de sa gratitude d’avoir
miraculeusement échappé à la mort, et de s’être aussi bien rétabli par la
suite. Il en attribue tout le mérite au lait de la Vierge Marie qu’il aurait
absorbé.
6
Je devais revoir Strabo une dernière fois dans ma vie, mais
d’assez loin et quelques années plus tard, aussi y reviendrai-je le moment
venu.
En attendant, l’ancien tyran déchaîné sembla vouloir se conformer
au vœu de piété et d’humilité chrétiennes qu’il avait formulé à l’article de la
mort. Ce fut pour son peuple un sujet d’étonnement et d’incrédulité que de le
voir renoncer à monter à cheval, à parader en armes, à déflorer les vierges ou
mener en personne ses hommes au combat et au pillage. Il vivait désormais si
reclus qu’il devait s’être transformé en un anachorète habitant une cave,
occupant tout son temps à de solitaires dévotions. L’unique personne restée à
son service, disait-on, était sa nouvelle épouse, Camilla, mère de son nouveau
fils, Baíran. Étant sourde et muette, elle ne risquait pas de dévoiler quoi que
ce soit de la vie privée de Strabo. Les quelques rares officiers qui se
trouvaient admis en sa présence pour se voir distribuer instructions, avis ou
châtiments, sortaient de ces réunions aussi muets que leur reine.
Naturellement, je crus à ces histoires de Strabo devenu
ermite, car j’en connaissais les raisons. Je fus fort amusé de constater que la
modeste et peu gracieuse servante de jadis avait, somme toute, réussi un
mariage inespéré au regard de sa condition. Elle avait sans doute atteint cette
position en révélant à Strabo que son viol d’un soir d’ivresse l’avait
engrossée, et je connaissais suffisamment l’espoir du vieil homme d’engendrer
de nouveau. Bien sûr, il n’avait pas eu besoin de l’épouser, pas plus que
Théodoric avec Aurora. Mais je supposai que n’étant désormais plus en mesure de
poursuivre de ses assiduités ou de
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