Théodoric le Grand
palais. Ce n’était qu’un rustique corps de ferme,
mais il était solidement construit, confortablement meublé, et assez grand pour
abriter mes serviteurs dans un logement séparé. Des dépendances étaient
aménagées pour mes métayers, ainsi que pour les esclaves agricoles et leurs
familles. Il y avait une forge et un moulin, ainsi qu’une brasserie, des ruches
et une laiterie, le tout en parfait état de fonctionnement, et aux mains d’ouvriers
productifs. On y trouvait aussi des granges, des écuries, des porcheries et des
celliers, produisant les ressources agricoles les plus variées : bovins,
porcs, chevaux, volaille, grain, raisins, fromage, fruits et légumes. Si
j’avais été disposé à vivre le reste de mon existence comme un noble
propriétaire terrien, j’aurais pu mener une vie bien remplie, confortable et
prospère.
Toutefois, mes métayers étaient d’une telle compétence dans
tous les domaines et avaient si efficacement contribué à cette prospérité, que
je fus trop heureux de les laisser poursuivre de la sorte, évitant autant que
possible de jouer les pointilleux contremaîtres. Au contraire, à leur grande
surprise et même admiration, je n’hésitai pas, à l’occasion, à leur prêter
main-forte, aussi humblement que le plus industrieux des esclaves, pour l’une
de ces tâches subalternes que j’avais pratiquées dans ma jeunesse :
maniement du soufflet de forge, plumage des poulets, nettoyage du poulailler,
et autres activités de la ferme.
Je n’exerçai mon autorité et mon plein contrôle que dans un
domaine agricole. Quand je pris possession du domaine, les seules montures
peuplant les écuries et les pâtures étaient des chevaux sans valeur, à peine
supérieurs aux poneys Zhmud montés par les Huns. Aussi procédai-je à
l’acquisition de deux juments Kehailan, pour un prix qui m’aurait permis
d’acheter une autre ferme, et croisai mon Velox avec elles, puis avec leurs
pouliches. Au bout de quelques années, je me trouvai à la tête d’un respectable
troupeau, dont je profitai sans me priver. Lorsque l’une de mes juments mit au
monde un poulain ressemblant trait pour trait à son étalon, jusqu’à ce fameux
« pouce du prophète » au bas de son encolure, je déclarai à mon
palefrenier :
— Celui-ci, nous ne le vendrons pas. Je me le
réserve ; il succédera à son noble père, et nul autre que moi ne le
montera. Et comme je pense qu’un animal d’une aussi superbe lignée mérite le
même genre de désignation honorifique que celles en vigueur dans n’importe
quelle succession de rois ou d’évêques, je nommerai celui-ci Velox le Second.
Dès sa première monte, j’habituai Velox II au port de
ma corde de pied autour du poitrail et il apprit vite à sauter sans se
formaliser de ma monte excentrique, si peu conforme aux usages romains. Il devint
aussi agile que mon premier Velox, et tint ferme sous mon poids lorsque je
faisais semblant de me battre depuis ma selle, quelles que soient les voltes,
les dérobades et les contorsions que j’exigeais de lui. Au bout du compte, on
m’aurait bandé les yeux avant de monter en selle, que j’eusse été bien en peine
de reconnaître sur quel Velox je chevauchais.
En dehors de mes occupations équestres et des petites tâches
annexes auxquelles j’aimais à m’adonner, le reste du temps que je passais à la
ferme se déroulait dans le plus grand désœuvrement, un peu comme Recitach à
Constantinople. C’est pourquoi je n’y résidais pas à longueur d’année. J’avais
passé une trop grande partie de mon existence sur les routes pour me fixer
dorénavant tel un sédentaire. Aussi, quand l’envie m’en prenait, je jetais une
selle et des rênes sur l’un de mes Velox et m’en allais rôder à l’aventure,
juste un jour ou deux, voire deux semaines et parfois plus d’un mois. Pour les
longues randonnées, je choisissais de plus en plus souvent Velox II,
estimant que son géniteur avait bien gagné une paisible retraite dans le pré, à
profiter de ses juments. Avant chacune de ces randonnées, bien sûr, j’allais
solliciter de Théodoric l’autorisation de m’absenter, ne manquant jamais de lui
demander s’il n’y aurait pas un service que je puisse lui rendre à cette
occasion. Il me répondait alors :
— Ma foi, s’il t’arrivait de tomber en chemin sur une
bande de barbares en maraude, prends note de leur nombre, de leur force et de
la direction de leur marche, et
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