Thorn le prédateur
l’Empire d’Occident. Durant toute notre traversée, nous n’y trouvâmes
ni voies romaines, ni une cité, un village ou une forteresse, pas même un
simple avant-poste abritant une garnison de légionnaires. Les seuls habitants
étaient des Alamans nomades, et nous rencontrâmes plusieurs de ces
« nations », qui n’étaient en réalité que de vastes tribus, soit en
marche d’un endroit vers un autre, soit campées quelque part pour l’hiver. Nous
accompagnâmes l’une de ces tribus tant qu’elle marcha dans notre direction. Au
camp hivernal d’une autre, nous fûmes reçus durant plusieurs jours avec
hospitalité.
Pourtant, vu la réputation belliqueuse qui collait aux
épaules de ces Alamans, ils auraient dû réprouver la présence d’étrangers sur
leurs terres. Et il est vrai que si Wyrd et moi avions été un puissant convoi
de marchandises ou une armée étrangère en marche, ils nous auraient considérés
comme des intrus, avant de nous attaquer et de nous piller sans états d’âme, de
nous tuer ou de nous réduire en esclavage. Mais nous ressemblions tellement à
ces nomades qu’ils nous firent un accueil des plus chaleureux. Le campement où
nous séjournâmes était l’un des plus populeux de toute la province. Ils se
désignaient du nom de Baiuvarjas [74] , affirmant que le nom en gotique de
la province dérivait en fait du leur, en raison même de leur locale
prééminence. Le chef de la tribu, Ediulf, se décernait évidemment le titre de
roi des Baiuvarjas, mais il était aussi hospitalier que ses
« sujets », et ne nous accusa pas de violer ses terres. En fait, nul
roi germanique n’aurait prétendu une telle chose, dans la mesure où personne ne
revendiquait la possession d’une terre. Comme ce roi Ediulf, véritable prince
des forêts, les plus augustes des rois germaniques (Childéric, roi des Francs,
ou Genséric, roi des Vandales) n’étaient, ils le reconnaissaient eux-mêmes, que
les rois de peuples, non de territoires.
Que ce soit sur le continent européen ou sur celui de Libye,
seuls les empereurs de Rome se sont considérés comme les dirigeants d’une
terre, et ont tracé des frontières sur des portions de territoires qu’ils
s’arrogeaient de fait, puis les fortifiaient pour tenter de les protéger
ensuite de l’empiétement par les maîtres d’autres peuples. Même lorsque l’on
remontait à l’époque de Constantin, quand l’Empire avait été partagé en deux,
on s’était chamaillé au sujet de la frontière qui les séparait. Sa moitié Est
avait dû batailler ferme pour garantir l’intégrité de sa frontière
orientale – dans cette partie d’Asie où Rome bute sur la Perse –,
tout cela parce que le prétendu « Roi des Rois » de Perse se voyait
également comme un potentat régnant sur des terres, celles sur lesquelles
vivaient ses peuples.
Les Baiuvarjas étaient tous d’indécrottables païens, et
beaucoup d’entre eux portaient, suspendue à une corde en cuir passée autour de
leur cou, une amulette représentant le marteau primitif de Thor, porté la tête
en bas, soit délicatement sculpté dans une pierre, soit fait de fer ou de
bronze, suivant le statut de la personne qui l’arborait à l’intérieur de sa
tribu.
— Vous savez, nous déclara le roi Ediulf dans un clin
d’œil espiègle, il nous arrive souvent, lors de nos pérégrinations, de
rencontrer en chemin un missionnaire chrétien errant. Certains d’entre nous se
rendent également parfois dans une cité chrétienne, pour y acheter des outils,
du sel, ou toute marchandise que nous ne produisons pas nous-mêmes. Eh bien,
pour nous protéger de toute tentative inopportune de prêche, toute obligation
de prière ou même de toute insulte acariâtre à ces occasions, nous portons simplement
le marteau de Thor, pendu à l’envers à nos cous. Comme ça, vous voyez ? On
le prend presque toujours pour une croix chrétienne, et nous passons pour plus
pieux encore que les vrais chrétiens, car si ceux-ci font fréquemment le signe
de la croix, aucun n’a jamais pensé à la porter ainsi sur lui. Croyez-moi, ça
nous épargne bien des ennuis.
Derrière un petit sourire caché sous sa barbe, Wyrd lui
rétorqua :
— Vous auriez aussi vite fait de tous vous convertir,
et de devenir une bonne fois pour toutes de vrais chrétiens.
— Ne ! Ni allis ! s’exclama Ediulf,
qui avait pris la boutade au sérieux. Notre Vieille Religion est comme une
table garnie de
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