Thorn le prédateur
le renifleur de péchés, bien sûr
que non ! Chaque fois que je rencontre un diseur de bonne aventure, un
astrologue ou un augure quel qu’il soit, je me souviens de cet oracle que Néron
reçut un jour à Delphes : « Méfie-toi des soixante-treize ans. »
Néron fut plus qu’heureux de savoir qu’il allait atteindre un âge aussi avancé.
Mais c’est le vieux Galba, âgé de soixante-treize ans, qui le détrôna. Néron
perdit la vie à trente-deux ans. Les prévisions sont toujours formulées de
telle manière qu’elles peuvent dire tout et son contraire. La plupart du temps,
gamin, elles ne veulent rien dire du tout. Tel Caton, je m’émerveille qu’un
devin ose vous regarder en face.
Considérablement rassuré par la calme indifférence de Wyrd,
je dis :
— Je sais que vous professez, Ediulf et vous, un
souverain mépris pour le christianisme. J’aurais pensé que vous accordiez un
peu plus de crédit à la Vieille Religion. Ne possède-t-elle pas au moins la
vertu de son antiquité ?
— Vái ! Ceux qui révèrent l’antiquité
semblent oublier qu’un simple galet est bien plus vieux que tout ce qu’a pu
faire l’homme. Y compris ces religions inventées par de prétendus
anciens ! Tout le monde parle avec vénération de leur supposée sagesse et
de leur vénérable ancienneté, mais tout cela est faux, gamin. Réfléchis. Tous
ces peuples anciens, ces royaumes anciens, ces sages et autres prophètes du
même acabit datent du temps de l’ignorante jeunesse du monde. Depuis, tant de
siècles ont passé que les étoiles ont changé de place. Jadis, c’était Thuban
qui indiquait la direction du nord ; aujourd’hui, c’est l’étoile Phoenice
qui brille à sa place. Ne, ne, gamin ; c’est nous qui sommes
les anciens et les plus sages – du moins devrions-nous l’être –, nous
qui vivons aujourd’hui, dans cette humanité et ce monde qui ont vieilli.
Je réfléchis à ce point de vue, et fis remarquer :
— Je n’avais jamais songé à cela…
— Bien sûr, il y a eu à cette époque des hommes rusés
et intelligents, qui ont, comme de nos jours, tiré parti de l’ignorance des
autres. C’est pourquoi pour moi, toutes les religions se valent, toutes sont
également valables ou absurdes, car toutes sont des mythes. Or, nul mythe ne
peut prévaloir sur un autre, et ce sont des hommes qui les ont créés.
Il stoppa soudain si brusquement au milieu de sa marche et
de son discours que son cheval buta sur lui, et que le traîneau percuta son
cheval.
— Regarde-moi ça ! Des traces d’élan ! Viens,
gamin. On va dîner ce soir d’un savoureux foie d’élan. Et crois-moi, ça vaut
largement tous les mythes sans jus, sans goût et indigestes qui ont jamais vu
le jour !
*
Je vous rassure, aucun de nous n’avait encore tué l’autre
lorsque nous franchîmes un beau jour, quelque part dans la forêt, la limite
invisible qui séparait le Bajo-Varia de la province de Norique. Quoique
certaines tribus alamanes errent à travers ce territoire, on y trouve aussi de
petits villages de colons romains dont les ancêtres ont émigré d’Italie,
surtout parce que le sous-sol de la région est riche en fer, et que les
habitants tirent leur prospérité de l’acier que leur achète Rome pour faire des
armes. Tous les petits bourgs que nous traversâmes avec Wyrd étaient donc, sans
surprise, bâtis autour d’une mine, d’une forge ou d’une fonderie.
Au début du printemps, nous descendîmes la rivière Aenus [75] ,
où nous attrapâmes de nombreux castors, avant de tomber sur une véritable
route, plus large en tout cas qu’un sentier. C’était la voie romaine traversant
les Alpes par les Alpis Ambusta, probablement la passe la plus empruntée
de ce massif montagneux. Il y circulait donc un trafic assez dense de personnes
et d’animaux, de charrettes et de chariots allant entre les cités de Tridentum [76] en Italie, au sud, et Castra Regina [77] sur le grand fleuve Danuvius, au
nord. La route traverse l’Aenus sur un pont robuste et bien construit, et nous fîmes
de même, pour trouver l’extrémité est du pont gardée par le poste romain de
Veldidena [78] , garni des troupes de la deuxième légion Italica
Pia. Comme partout ailleurs, les cabanae, des échoppes diverses,
tavernes, forges ou tanneries entourant la garnison, avaient pour la plupart
été construites par des vétérans de l’armée romaine qui les tenaient ;
comme en de nombreux
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