Thorn le prédateur
placée pour le savoir !
— Et vous, qui êtes-vous ? demandai-je à mon tour
en souriant, car elle était joliment habillée d’un alicula [83] et d’une cape, telle une dame de la ville. Ouvrière ou esclave ?
— Moi, répondit-elle hautaine, je suis la fille unique
du directeur de la mine, Georgius Honoratus. Mon nom est Livia. Qui
êtes-vous ?
Je lui dis mon nom, et nous discutâmes quelques instants,
car elle semblait heureuse d’avoir quelqu’un avec qui parler. Elle me montra
certains aspects du travail de la mine, me donna les noms des sommets qui nous
entouraient, et m’indiqua les marchands chez lesquels un étranger de passage
pouvait aller s’approvisionner sans trop se faire arnaquer. Elle acheva par
cette question :
— Avez-vous déjà vu de l’intérieur une mine de
sel ?
Quand je lui eus répondu par la négative, elle
poursuivit :
— Découvrir celle-ci vaut tous les spectacles que vous
pourrez voir à l’extérieur. Venez avec moi, je vais vous présenter à mon père,
et demander la permission de vous servir de guide.
Elle me présenta en ces termes :
— Père, voici Thorn, nouvel arrivant dans notre
contrée, et mon nouvel ami. Thorn, veuillez saluer respectueusement le directeur
de cette éminente et vénérable entreprise, Georgius Honoratus.
Ce petit homme chétif aux cheveux blancs prenait à
l’évidence très au sérieux ses responsabilités, et passait l’essentiel de son
temps sous terre, comme en attestait la couleur de sa peau, aussi blanche que
sa chevelure. J’appris par la suite, par Livia et par d’autres sources, que
Georgius était l’un des rares citoyens d’Haustaths dont la famille descendait
de colons romains sans qu’il y ait eu, jusqu’à présent, le moindre croisement.
Cette pureté du sang, jamais il ne l’aurait laissé oublier à quiconque. Pour
peu qu’il ait un document à signer, il rajoutait systématiquement le numéro
désignant son rang dans l’arbre généalogique de sa famille. Si je me souviens
bien, il devait être le treizième ou le quatorzième de la lignée. Il avait fait
venir une femme de Rome pour être son épouse ; mais elle était morte en
donnant naissance à Livia, et il n’avait montré que peu de signes d’affliction,
étant en quelque sorte « marié à la mine ».
Si Georgius était si fier de son titre d’Honoratus,
d’ordinaire réservé aux fonctionnaires officiels de l’administration publique
ayant au moins le rang de magistrat, c’est parce que, comme pour ses douze ou
treize augustes ascendants, cette dignité lui avait été conférée par le conseil
des Anciens d’Haustaths. Comme ses ancêtres – et à mon avis, tous les
pauvres diables qui trimaient sous ses ordres – Georgius n’avait jamais
voyagé plus loin que l’horizon le plus proche, jamais élevé les yeux ni ses
aspirations plus haut que ce dernier, et ne connaissait du monde extérieur que
son vorace appétit de sel. Il élevait scrupuleusement ses deux fils dans cette
vision provinciale et étriquée. Du coup, ceux-ci étaient si peu enclins à
s’ouvrir sur le monde qu’il me fallut un certain temps pour découvrir leur
existence ; ils avaient respectivement deux et quatre ans de plus que
Livia. Si j’eus un jour l’occasion de les croiser, je ne les reconnus même pas,
car leur père leur enseignait le métier dans son cadre souterrain, et ils
passaient donc le plus clair de leur temps parmi les mineurs poussiéreux,
suants et vêtus de cuir, chargés de transporter des paniers de sel gemme.
Je me demandai tout de même si la première femme de Georgius
n’avait pas réussi à introduire subrepticement une petite dose de sang étranger
dans la lignée familiale. Je ne vois en effet pas d’autre explication à la
différence de caractère si tranchée entre la personnalité de Livia et celle si
terne de son père ou si docile de ses frères : c’était une enfant brillante,
perspicace, vivace et à juste titre catastrophée par ses peu exaltantes
perspectives d’avenir.
Qu’elle soit ou non la digne fille de son père, ce dernier
la chérissait en tout cas bien plus que ses fils, peut-être même plus encore
que sa mine. Dire qu’il exultait de voir sa fille sympathiser avec un étranger
d’apparence plutôt germanique eût été exagéré ; mais au moins, vu la
différence d’âge, il n’avait pas à craindre que je puisse devenir son gendre.
Aussi ne me posa-t-il que quelques questions
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