Thorn le prédateur
Nous
avons de l’argent, pas besoin de travailler, et disposons de tout notre temps
pour apprécier le plus beau des cadres naturels que l’on puisse rêver. D’où
provient ce malaise ?
Il continua de tripatouiller sa barbe, puis marmonna :
— Par saint Denis, qui charriait sa tête sous son bras,
si je le savais ! Peut-être que je me fais vieux, tout simplement.
L’irritabilité est sans doute un signe de vieillesse, tout comme ma vue qui
baisse… Allez, gamin, va t’amuser avec ta nouvelle amie. Laisse ce vieil homme
noyer sa mélancolie dans l’alcool.
Il avala une grande rasade de sa timbale, et émit un rot
bien dru.
— Quand j’irai mieux… d’ici quelques jours… je
t’emmènerai chasser, histoire de se bouger un peu… un gibier que tu n’as jamais
chassé.
Et il s’effaça derechef derrière sa chopine. Je ne fis
aucune remarque, mais avec un soupir d’exaspération, je sortis de la taverne,
furieux, et me retrouvai sur la place du marché. Comme tous les matins, elle
était bondée, les femmes étant venues acheter leurs provisions du jour. Je fus
surpris d’y rencontrer Livia flânant dans la foule. Je lui avais bien dit où je
logeais, mais j’étais étonné qu’elle ait parcouru le chemin depuis la mine à
une heure si matinale.
— Mais je viens te rendre visite, bien sûr !
confirma-t-elle simplement. Et te faire découvrir notre ville.
Ce jour-là, elle me montra l’intérieur de l’église du mont
Calvaire, qui servait aussi de salle de réunion aux membres du conseil de la
ville et de musée témoignant du passé important d’Haustaths : les objets
découverts par les mineurs de sel, ou retrouvés au fil des ans par les maçons
construisant les maisons ou les fossoyeurs creusant les tombes. Il y avait là
des bijoux en bronze profondément corrodés, devenus vert-de-gris, ainsi que le
mieux conservé de ces corps de mineurs du fond des âges découvert par ses
pairs. Celui-ci était tout ridé, brun, et il avait la peau aussi tannée que ses
vêtements de cuir.
Nous visitâmes ensuite l’atelier d’un aizasmitha [85] ,
lequel ne fabriquait pas de bijoux modernes, comme j’en avais vu et acheté
ailleurs. De façon délibérée, il copiait les articles anciens déposés au musée
du mont Calvaire, les reproduisant à l’état neuf : des bracelets de
poignet ou de cheville, des fibules d’épaule, de délicats poignards qui
formaient, portés à la taille, autant un ornement qu’une arme, et aussi des
colliers, des broches, tous ciselés dans un bronze éclatant.
Quand il fut temps pour Livia de rentrer chez elle et de
s’asseoir auprès de son précepteur, je la raccompagnai vers les hauteurs de la
ville. Puis je revins à la boutique du chaudronnier ; j’avais vu chez lui
quelque chose que je comptais m’acheter, mais je ne souhaitais pas le faire
devant Livia. Elle en aurait été choquée, car c’était un article typiquement
féminin. Il s’agissait d’un bijou destiné à maintenir la poitrine, mais d’un
style ancien que je n’avais jamais vu nulle part, ni porté par aucune femme.
C’était un dispositif assez simple, comme on pouvait s’y
attendre de la part des artisans ayant réalisé ces ornements primitifs, mais
c’était à la fois conçu d’ingénieuse façon et extrêmement élégant. Le bijou
consistait en une longue et mince baguette de bronze de l’épaisseur d’une plume
d’aigle, artistiquement recourbée en deux spirales enroulées en sens opposé. Le
côté gauche partait du mamelon et tournait jusqu’à envelopper le sein en
entier, puis la baguette épousait le sillon intermédiaire pour aller s’enrouler
dans l’autre sens autour du sein droit, jusqu’au téton. Deux ficelles
permettaient d’attacher l’objet dans le dos. Sur l’étal du marchand, l’objet
paraissait plat, mais appliqué sur la poitrine, ces spirales s’ouvraient et
s’étendaient pour constituer un bouclier séparant les seins, qui constituait à
la fois une protection et une décoration. Je ne l’achetai pour ma part que pour
accroître la protubérance de mes seins lorsque j’apparaîtrais à nouveau en
femme. C’était un achat coûteux, mais il me sembla qu’en tant que femme
désirant tout simplement être plus féminine, agréablement galbée et attrayante,
je le valais bien.
Je passai la majeure partie des jours suivants en compagnie
de Livia, Wyrd demeurant inexplicablement déprimé, abruti de boisson. Je ne
rentrais
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