Thorn le prédateur
N’ayant pas
intérêt à enquêter à ce sujet, et Dengla s’abstenant de son côté de tout
commentaire sur l’occupation de mes nuits, je poursuivis durant quelques
semaines ma double vie sans incidents notables.
Au cours de la Semaine sainte, je me rendis plusieurs fois à
l’église arienne de la ville pour assister à la messe, afin de voir s’il y
avait de notables différences avec les services catholiques. Le Père Avilf, le
prêtre local, était un Ostrogoth, et tous ses subordonnées (diacres,
sous-diacres comme acolytes) étaient également issus de tribus germaniques. Ils
n’avaient pour autant rien de sauvages rapaces, assurant leur service avec une
tranquillité routinière, voire léthargique, et aussi dévoués dans l’exercice du
rituel que n’importe quel ecclésiastique catholique.
La veille de Pâques, cinq ou six catéchumènes compétents
devaient être reçus dans les mystères chrétiens, et le prêtre les baptisa comme
je l’avais vu faire dans la chapelle de Saint-Damien, excepté que chaque
compétent se trouvait immergé trois fois dans l’eau, contre une seule chez les
catholiques. Le samedi suivant, je sollicitai une audience auprès du Père
Avilf, prétendant que j’étais chrétienne mais que je songeais à me convertir à
l’arianisme. Alors que je lui demandais de m’expliciter cette différence dans
l’aspersion baptismale, il me répondit avec obligeance :
— Aux premiers temps du christianisme, ma fille, tous
les catéchumènes étaient immergés trois fois lors du baptême. Ce ne fut qu’à
l’émergence de l’arianisme que les catholiques modifièrent leur liturgie afin
de privilégier l’immersion unique. Ils ne le firent que pour différencier leur
croyance de la nôtre, voyez-vous, de la même façon que l’Église avait depuis
longtemps adopté le repos dominical pour le distinguer du sabbat juif, qui
avait lieu le samedi, ou qu’elle avait fait de Pâques une fête mobile, pour
l’éloigner le plus possible de la Pâque juive. Nous autres Ariens refusons de
nous attarder sur ces différences de détail. Nous pensons que Jésus attendait
de ses adeptes qu’ils pratiquent la générosité et la tolérance, et non pas
l’exclusion. Si vous décidiez à l’instant même, Caia Veleda, de vous
convertir au judaïsme, voire de revenir au paganisme de nos ancêtres, je vous
souhaiterais simplement de trouver votre bonheur dans ce choix.
J’en fus sidérée.
— Mais saint Paul a quand même dit :
« Prêchez la parole ; condamnez, suppliez, blâmez ; faites le
travail d’un évangéliste. » Aussi, Père Avilf, ne seriez-vous pas tenté de
m’administrer ne serait-ce qu’une mise en garde contre une décision aussi grave
que celle de quitter l’Église chrétienne ?
— Ne, ni allis. Tant que vous menez une vie
vertueuse, ma fille, sans faire de mal à votre prochain, nous autres Ariens
considérons que vous obéissez à ce que saint Paul a appelé « la Parole de
Dieu ».
*
Par une étrange coïncidence, juste en sortant de l’église
arienne, je vis la veuve Dengla et la femme Rasna sortir d’un temple
apparemment païen, puisqu’il s’agissait de celui de Bacchus. Bien qu’elles ne
fussent pas les seules (d’autres hommes et femmes en sortirent également),
elles le firent de façon furtive, enveloppées dans leurs manteaux, comme si
elles tenaient à rester anonymes et à gagner au plus vite un lieu moins
fréquenté. C’était une précaution bien compréhensible. Même parmi les païens
les plus réfractaires, le culte de Bacchus était considéré depuis longtemps
comme dépravé, voire répréhensible. Il suffisait pour s’en rendre compte de
jeter un œil à la façade, couverte de vers lubriques et d’imprécations de
passants désapprobateurs.
Je me souvins avoir entendu Dengla invoquer Bacchus. Et il
était bien connu que les Romains, lorsqu’ils avaient supplanté les Étrusques ou
Rasenar dans la péninsule italienne, les avaient considérés comme un peuple
plongé dans de sordides superstitions et dans la sorcellerie la plus
noire – et cela restait vrai pour leurs rares descendants épars. Ainsi
donc, Dengla et Melbai étaient des bacchantes. Et comme nous étions samedi
matin, c’était donc au temple bachique qu’elles se rendaient pour la nuit tous
les vendredis soir. Quel genre de culte, me demandai-je, pouvait bien les
occuper toute la nuit ?
— Vous aimeriez le savoir, hein ? me
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