Thorn le prédateur
sud, nous plongea tous rapidement dans l’été doré qui remontait
vers le nord. Sur l’eau, le trafic était dense. Tourtes sortes d’embarcations
s’y côtoyaient, des barges telles que la nôtre aux dromos de la marine
de guerre en patrouille, en passant par d’immenses navires marchands, certains
gréés de voiles ou munis de rangs de rameurs. Mais l’œil n’avait pas
grand-chose à contempler en chemin, les berges du fleuve étant couvertes d’une
forêt monotone, excepté aux endroits où cette muraille verte laissait place,
ici ou là, à un camp fortifié, une petite ferme ou un village de pêcheurs. Nous
fîmes de brefs arrêts dans certains d’entre eux pour nous réapprovisionner en
produits frais et en poisson, afin de compléter les rations qu’Amalric avait
embarquées pour nous.
Nous ne rencontrâmes que deux villes d’une certaine
importance, toutes deux sur la rive droite. La première, située dans la
province de Valeria, à l’endroit où le fleuve s’incurve lentement vers le sud,
avait naguère été la cité fortifiée d’Aquincum [119] . Elle
n’était plus que ruines, et le capitaine de la barge, un nommé Oppas,
m’expliqua pourquoi. Au cours du siècle passé, Aquincum avait été si souvent
dévastée par des Huns en maraude et d’autres étrangers que Rome avait fini par
retirer sa II e Légion Adiutrix du castrum fortifié à cet
endroit. Les habitants, jadis nombreux, avaient alors abandonné leur cité.
L’autre ville où nous abordâmes était la base navale de
Mursa, au confluent du Dravus et du Danuvius. Ce n’était qu’un conglomérat
purement utilitaire de quais, de digues, d’entrepôts, de bassins de radoub,
d’ateliers de calfatage, de silos à grains et de baraquements miteux. Une
sentinelle en faction dans une tour de guet nous arrêta, d’un geste impérieux
de son drapeau. Quand l’équipage eut rapproché notre embarcation de la tour
puis stoppé à l’aide de ses perches, le garde se pencha sur le parapet et nous
transmit un avis du commandement naval : nous ne pouvions progresser
au-delà.
Au sud, nous informa la sentinelle, régnait un dangereux
chaos. Les Sarmates contrôlaient la Vieille Dacie, au-delà du fleuve, et en
deçà, face à eux, les Ostrogoths tenaient la Mésie Supérieure. Au milieu, la
cité de Singidunum, convoitée par les deux adversaires, menaçait de subir le
triste sort d’Aquincum. La marine romaine avait donc demandé à la flotte de
Pannonie de cesser ses patrouilles sur le Danuvius entre ici et le défilé de la
Porte de Fer, loin vers l’aval. De ce dernier point jusqu’à la mer Noire, nous
assura l’homme, le trafic fluvial demeurait sous la responsabilité de la flotte
de Mésie. Mais entre ici et là-bas, sur environ trois cents milles romains [120] ,
aucun dromo ne pouvait garantir notre sécurité, et tout voyageur ou
convoi de marchandises s’y aventurerait à ses risques et périls.
Consterné, Oppas demanda :
— Qu’en est-il de Taurunum, notre autre base située
plus au sud ?
— Vous connaissez les lieux, batelier ? Taurunum
se situe sur la berge opposée de la Save, par rapport à la cité menacée de
Singidunum ; le même sort la menace donc. Notre commandement naval n’est
pas assez fou pour y laisser un navire, tant que les Sarmates n’auront pas été
repoussés.
— Par le Styx ! gronda Oppas. J’étais censé aller
y charger du fret, et le remonter plus haut sur le fleuve.
La sentinelle haussa les épaules.
— Personne ne vous interdit de tenter l’aventure !
Mes ordres sont juste de vous mettre en garde contre un tel projet.
Le maître d’équipage et ses quatre hommes tournèrent le
regard dans ma direction, d’un air peu engageant. On pouvait les
comprendre : Singidunum, ma destination, se trouvait au beau milieu de la
zone hors contrôle. Durant tout l’échange avec la sentinelle, j’avais aiguisé
mon glaive sur une pierre ponce, et je poursuivis mon geste en disant :
— Si tous les bateaux suivent cette recommandation,
Oppas, nul doute que ce fret vous attendra là où il est, quitte à se gâter sur
place, et son transport vous rapportera sans nul doute un excellent prix.
— Balgs-daddja ! répliqua-t-il. Cela
n’aboutirait qu’à se faire pirater la marchandise avant d’avoir pu la remonter
en lieu sûr. Ou à nous faire couler notre barge. Ne, ne. Vu les circonstances,
il serait téméraire de continuer.
— Les circonstances, lui
Weitere Kostenlose Bücher