Titus
messagers à Galba et fait proclamer empereur ce vieux et noble soldat, sans doute aussi le plus riche de tout l’Empire, rêvait maintenant de s’asseoir sur le trône impérial.
Parmi les meutes qui sillonnaient les quartiers de Rome, j’avais deviné ses molosses qui ne se souciaient pas seulement d’égorger les délateurs, les compagnons de débauche de Néron, mais aussi tous ceux qui eussent pu s’opposer à lui, Sabinus.
Peut-être m’avait-on épargné parce que j’étais l’envoyé de Vespasien et de Titus et que ceux-ci, à la tête des armées de Judée et d’Égypte, pouvaient s’opposer aux troupes de Galba et à celles de Vitellius, les unes en Espagne, les autres en Germanie ?
En parcourant les rues de Rome, j’ai donc senti ce matin-là l’odeur puante de la guerre civile, ce relent de mort.
Elle flottait sur la colline des jardins, là où achevait de se consumer le corps de Néron.
Le bûcher avait été dressé à quelques pas du tombeau de la famille des Domitius où Acté, la concubine humiliée et chassée, mais demeurée fidèle, avait obtenu de Sabinus qu’on ensevelît l’empereur déchu.
J’ai vu Acté et les nourrices Eglogé et Alexandra, agenouillées, recueillir les cendres du tyran, puis les verser dans un sarcophage de porphyre surmonté d’un autel en marbre de Luna, la ville d’Étrurie célèbre pour ses carrières. La balustrade qui entourait le sarcophage était en pierre de Thasos.
Je me tenais en retrait.
J’avais vu naître Néron. Je voulais le voir rejoindre le royaume obscur et impénétrable des morts.
J’avais la certitude que sa disparition marquait la fin d’une étape de ma vie marquée par son règne de quatorze années.
Je me suis approché d’Acté et des nourrices.
Pourquoi ces femmes pleuraient-elles celui qu’on appelait la Bête et que les croyants de la nouvelle religion nommaient l’Antéchrist ?
Acté a levé les yeux. J’y ai lu la compassion, et aussi, à mon vif étonnement, de la sérénité, comme si ce n’était pas le désespoir qui la submergeait, mais l’apaisement.
J’aurais voulu la questionner, mais ce sont les nourrices qui m’ont dit, la voix voilée par l’émotion :
— C’était notre petit ! C’était notre enfant. Il a vécu comme il a pu, comme il avait vu vivre autour de lui. Il savait que, s’il ne tuait pas, c’était lui qu’on tuerait. Il s’est défendu.
Elles ont répété :
— Un enfant.
Je me suis tu. Si je leur avais rappelé les corps des chrétiens crucifiés, servant d’atroces flambeaux pour éclairer les fêtes données par Néron dans ses jardins, elles ne m’auraient pas entendu.
Et qui m’aurait écouté ici, face à ce tombeau, sur cette colline où une foule émue commençait à se rassembler, s’inclinant devant l’emplacement du bûcher, portant des bouquets de fleurs, les déposant sur le sarcophage ?
Je percevais des mots, je reconstruisais des phrases, des plaintes. L’empereur aimait la plèbe, les citoyens les plus pauvres. Il distribuait le grain et le vin, disait-on.
Il offrait chaque jour des jeux. Il se mêlait aux plus humbles. Il leur parlait. Il entrait dans leurs tavernes. Il chantait pour eux. Il voulait que la plèbe l’aimât.
Ceux qui l’avaient tué étaient les plus fortunés, les usuriers, ceux qui volaient les recettes des impôts, qui s’enrichissaient pendant les famines en spéculant sur le prix du blé.
Une voix a lancé :
— Reviens, Néron, parmi les tiens !
Et d’autres ont répondu :
— Néron est vivant.
— Ce n’est pas lui qu’ils ont tué.
— Il s’est enfui.
— Il reviendra avec les légions d’Asie, celle des géants.
— Il a été blessé, mais on a pansé sa plaie.
La foule tout à coup s’est ouverte et j’ai vu s’avancer, entouré de prétoriens, Nymphidius Sabinus, plus voûté encore qu’à l’ordinaire, semblant ne regarder que la terre, mais s’approchant d’un pas résolu vers le sarcophage, s’arrêtant devant la silhouette d’une femme enveloppée dans de longs voiles noirs.
Il l’a empoignée par le bras, la forçant à se tourner vers lui.
J’ai reconnu Sporus, son visage fardé où les larmes avaient dessiné deux sillons noirâtres qui lui partageaient les joues.
D’un geste vif, Sabinus a repoussé l’un des voiles, laissant ainsi apparaître le visage grimé qui faisait de Sporus le châtré le double de Poppée, l’épouse recréée de
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