TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
cœur qu'il satisfait, et à peine a-t-il tiré de vous les nouvelles qu'il désirait apprendre, il retombe dans le silence. On croirait voir un homme qui s'est retiré le soir dans sa demeure fatigué des importuns et du bruit du monde. Interrogez-le à votre tour, il vous donnera avec intelligence les renseignements dont vous manquez, il pourvoira même à vos besoins, il veillera à votre sûreté tant que vous serez sous son toit. Mais il règne dans tous ses procédés tant de contrainte et d'orgueil, on y aperçoit une si profonde indifférence pour le résultat même de ses efforts, qu'on sent se glacer la reconnaissance. Le pionnier cependant est hospitalier à sa manière, mais son hospitalité n'a rien qui vous touche parce que lui-même semble en l'exerçant se soumettre à une nécessité pénible du désert. Il voit en elle un devoir que sa position lui impose, non un plaisir. Cet homme inconnu est le représentant d'une race à laquelle l'avenir du Nouveau Monde appartient, race inquiète, raisonnante et aventureuse qui fait froidement ce que l'ardeur seule des passions explique, qui trafique de tout sans excepter même la morale et la religion.
Nation de conquérants qui se soumettent à mener la vie sauvage sans se jamais laisser entraîner par ses douceurs, qui n'aiment de la civilisation et des lumières que ce qu'elles ont d'utile au bien-être et qui s'enferment dans les solitudes de l'Amérique avec une hache et des journaux ; peuple qui, comme tous les grands peuples, n'a qu'une pensée, et qui marche à l'acquisition des richesses, unique but de ses travaux, avec une persévérance et un mépris de la vie, qu'on pourrait appeler héroïques, si ce nom convenait à autre chose qu'aux efforts de la vertu. C'est ce peuple nomade que les fleuves et les lacs n'arrêtent point, devant qui les forêts tombent et les prairies se couvrent d'ombrages ; et qui, après avoir touché l'Océan Pacifique, reviendra sur ses pas pour troubler et détruire les sociétés qu'il aura formées derrière lui.
En parlant du pionnier, on ne peut oublier la compagne de ses misères et de ses dangers. Regardez à l'autre bout du foyer cette jeune femme qui, tout en veillant aux apprêts du repas, berce sur ses genoux son plus jeune fils. Comme l'émigrant, cette femme est dans la force de l'âge, comme lui elle peut se rappeler l'aisance de ses premières années. Son costume annonce même encore un goût de parure mal éteint. Mais le temps a pesé lourdement sur elle ; dans ses traits flétris avant l'âge, à ses membres amoindris, il est facile de voir que l'existence a été pour elle un fardeau pesant. En effet cette frêle créature s'est déjà trouvée exposée à d'incroyables misères. A peine entrée dans la vie, il lui a fallu s'arracher à la tendresse de sa mère et à ces doux liens fraternels que la jeune fille n'abandonne jamais sans verser des larmes, alors même qu'elle les quitte pour aller partager l'opulente demeure d'un nouvel époux.
La femme du pionnier, enlevée en un moment et sans espoir de retour à cet innocent berceau de sa jeunesse, a échangé contre la solitude des forêts les charmes de la société et les joies du foyer domestique. C'est sur la terre nue du désert qu'a été placée sa couche nuptiale. Se vouer à des devoirs austères, se soumettre à des privations qui lui étaient inconnues, embrasser une existence pour laquelle elle n'était point faite, tel fut l'emploi des plus belles années de sa vie, telles ont été pour elle les douceurs de l'union conjugale. Le dénuement, les souffrances et l'ennui ont altéré son organisation fragile, mais non abattu son courage. Au milieu de la profonde tristesse peinte sur ses traits délicats, on remarque sans peine une résignation religieuse, une paix profonde, et je ne sais quelle fermeté naturelle et tranquille qui affronte toutes les misères de la vie sans les craindre ni les braver.
Autour de cette femme se pressent des enfants demi-nus, brillants de santé, insouciants du lendemain, véritables fils du désert. Leur mère jette de temps en temps sur eux un regard plein de mélancolie et de joie ; à voir leur force et sa faiblesse, on dirait qu'elle s'est épuisée en leur donnant la vie et qu'elle ne regrette pas ce qu'ils lui ont coûté.
La maison habitée par les émigrants n'a point de séparations intérieures ni de grenier. Dans l'unique appartement qu'elle contient, la
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