TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
prix d'une journée de travail. Un ouvrier peut donc gagner en un jour de quoi acheter une acre. Mais l'achat fait, la difficulté commence. Voici comme on s'y prend généralement pour la surmonter. Le pionnier se rend sur le lieu qu'il vient d'acquérir avec quelques bestiaux, un cochon salé, deux barils de farine et du thé. Si, près de là, se trouve une cabane, il s'y rend et y reçoit une hospitalité temporaire. Dans le cas contraire il dresse une tente au milieu même du bois qui doit devenir son champ. Son premier soin est d'abattre les arbres les plus proches, avec lesquels il bâtit à la hâte la maison grossière dont vous avez déjà pu examiner la structure. Chez nous, l'entretien des bestiaux ne coûte guère.
L'émigrant les lâche dans la forêt après leur avoir attaché une clochette de fer. Il est très rare que ces animaux ainsi abandonnés à eux-mêmes quittent les environs de leur demeure. La plus grande dépense est celle du défrichement. Si le pionnier arrive dans le désert avec une famille en état de l'aider dans ses premiers travaux, sa tâche est assez facile. Mais il en est rarement ainsi. En général l'émigrant est jeune et, s'il a déjà des enfants, ils sont en bas âge. Alors il lui faut pourvoir seul à tous les premiers besoins de sa famille ou louer les services de ses voisins. Il en coûte de 4 à 5 dollars (de 20 à 25 francs) pour faire défricher une acre. Le terrain étant préparé, le nouveau propriétaire met une acre en pommes de terre, le reste en froment et en maïs. Le maïs est la providence de ces déserts, il croît dans l'eau de nos marécages et pousse sous le feuillage de la forêt mieux qu'aux rayons du soleil. C'est le maïs qui sauve la famille de l'émigrant d'une destruction inévitable, lorsque la pauvreté, la maladie, ou l'incurie l'a empêché la première année de faire un défrichement suffisant. Il n'y a rien de plus pénible à passer que les premières années qui s'écoulent après le défrichement. Plus tard vient l'aisance et ensuite la richesse. »
Ainsi parlait notre hôte ; pour nous, nous écoutions ces simples détails avec presque autant d'intérêt que si nous eussions voulu les mettre nous-mêmes à profit ; et, quand il se fut tu, nous lui dîmes :
« Le sol de tous les bois abandonnés à eux-mêmes est en général marécageux et malsain ; l'émigrant qui s'expose aux misères de la solitude n'a-t-il du moins rien à craindre pour sa vie ? - Tout défrichement est une entreprise périlleuse, repartit l'Américain, et il est presque sans exemple que le pionnier ou sa famille ait échappé pendant la première année à la fièvre des bois. Souvent quand on voyage dans l'automne, on trouve tous les habitants d'une cabane atteints de la fièvre depuis l'émigrant jusqu'à son plus jeune fils. - Et que deviennent ces malheureux lorsque la Providence les frappe ainsi ? - Ils se résignent en attendant un meilleur avenir. - Mais ont-ils quelques secours à espérer de leurs semblables ? - Presque aucun. - Peuvent-ils du moins se procurer les secours de la médecine ? - Le médecin le plus proche habite souvent à 60 milles de leur demeure. Ils font comme les Indiens, ils meurent ou guérissent suivant qu'il plaît à Dieu. » Nous reprîmes : « La voix de la religion parvient-elle quelquefois jusqu'à eux ? - Très rarement ; on n'a pu encore rien prévoir dans nos bois pour assurer l'observation publique d'un culte. Presque tous les étés, il est vrai, quelques prêtres méthodistes viennent parcourir les nouveaux établissements. Le bruit de leur arrivée se répand avec une incroyable rapidité de cabane en cabane ; c'est la grande nouvelle du jour. À l'époque fixée, l'émigrant, sa femme et ses enfants, se dirigent à travers les sentiers à peine frayés de la forêt vers le rendez-vous indiqué. On y vient de 50 milles à la ronde. Ce n'est point dans une église que se réunissent les fidèles, mais en plein air, sous le feuillage de la forêt.
Une chaire composée de troncs mal équarris, de grands arbres renversés pour servir de sièges, tels sont les ornements de ce temple rustique. Les pionniers et leurs familles campent dans les bois qui l'entourent ; c'est là que pendant trois jours et trois nuits la foule pratique des exercices religieux rarement interrompus. Il. faut voir avec quelle ardeur ces hommes se livrent à la prière, avec quel recueillement on écoute la
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