TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
voix solennelle du prêtre. C'est dans le désert qu'on se montre comme affamé de religion. - Une dernière question. On croit généralement parmi nous que les déserts de l'Amérique se peuplent à l'aide de l'émigration européenne ? D'où vient donc que depuis que nous parcourons vos bois, il ne nous est pas arrivé de rencontrer un seul Européen ? » Un sourire de supériorité et d'orgueil satisfait se peignit sur les traits de notre hôte en entendant cette demande : « Il n'y a que des Américains, répondit-il avec emphase, qui puissent avoir le courage de se soumettre à de semblables misères et qui sachent acheter l'aisance à un pareil prix. L'émigrant d'Europe s'arrête dans les grandes villes qui bordent la mer ou dans les districts qui les avoisinent. Là, il devient artisan, garçon de ferme, valet. Il mène une vie plus douce qu'en Europe et se montre satisfait de laisser à ses enfants le même héritage. L'Américain au contraire s'empare de la terre et cherche à se créer avec elle un grand avenir. »
Après avoir prononcé ces derniers mots, notre hôte s'arrêta. Il laissa s'échapper de sa bouche une immense colonne de fumée et parut prêt à écouter ce que nous avions à lui apprendre sur nos projets.
Nous le remerciâmes d'abord de ses précieux avis et de ses sages conseils dont nous l'assurâmes que nous profiterions quelque jour et nous ajoutâmes : « Avant de nous fixer dans votre canton, mon cher hôte, nous avons l'intention de nous rendre à Saginaw et nous désirons vous consulter sur ce point. » A ce mot de Saginaw il se fit une singulière révolution dans la physionomie de l'Américain ; il semblait qu'on l'entraînât violemment hors de la vie réelle pour le pousser dans les domaines de l'imagination ; ses yeux se dilatèrent, sa bouche s'entrouvrit et l'étonnement le plus profond se peignit sur tous ses traits : « Vous voulez aller à Saginaw, s'écria-t-il, à Saginaw-Bay ! Deux hommes raisonnables, deux étrangers bien élevés veulent aller à Saginaw-Bay ? La chose est à peine croyable. - Et pourquoi donc pas ? répliquâmes-nous. - Mais savez-vous bien, reprit notre hôte, à quoi vous vous engagez ? Savez-vous bien que Saginaw est le dernier point habité jusqu'à l'Océan Pacifique ? Que d'ici à Saginaw on ne trouve guère qu'un désert et des solitudes non frayées ? Avez-vous réfléchi que les bois sont pleins d'Indiens et de moustiques ? Qu'il vous faudra pourtant coucher au moins une nuit sous l'humidité de leur ombrage ? Avez-vous pensé à la fièvre ? Saurez-vous vous tirer d'affaire dans le désert et vous retrouver dans le labyrinthe de nos forêts ? » Après cette tirade il fit une pause pour mieux juger l'impression qu'il avait produite. Nous reprîmes : « Tout cela peut être vrai. Mais nous partirons demain matin pour Saginaw-Bay. » Notre hôte réfléchit un moment, hocha la tête et dit d'un ton lent et positif : « Il n'y a qu'un grand intérêt qui puisse porter deux étrangers à une semblable entreprise : vous vous êtes sans doute figuré, fort à tort, qu'il était avantageux de se fixer dans les lieux les plus éloignés de toute concurrence ? » Nous ne répondîmes point.
Il reprit : « Peut-être aussi êtes-vous chargés par la compagnie des pelleteries du Canada d'établir des rapports avec les tribus indiennes des frontières ? » Même silence. Notre hôte était à bout de conjectures et il se tut, mais continua à réfléchir profondément sur la bizarrerie de notre dessein.
« Est-ce que vous n'avez jamais été à Saginaw ? Dîmes-nous. - Moi, répondit-il, j'y ai été pour mon malheur cinq ou six fois, mais j'avais un intérêt à le faire et on ne peut vous en découvrir aucun. - Mais ne perdez pas de vue, mon digne hôte, que nous ne vous demandons pas s'il faut aller à Saginaw, mais seulement quels sont les moyens d'y parvenir avec facilité. » Ramené ainsi à la question, notre Américain retrouva tout son sang-froid et toute la netteté de ses idées, il nous expliqua en peu de mots et avec un admirable bon sens pratique la manière dont nous devions nous y prendre pour traverser le désert, entra dans les moindres détails, et prévit les circonstances les plus fortuites. À la fin de ses prescriptions il fit une nouvelle pause pour voir si nous n'arrivions pas enfin au mystère de notre voyage, et s'apercevant que de part et d'autre
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