TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
commencée et s'arrête à Pontiac. Je vous le répète, c'est un parti auquel il ne faut pas songer. » Nous remerciâmes de nouveau M. Biddle de ses bons conseils et nous sortîmes déterminés à en prendre tout juste le contre-pied. Nous ne nous possédions pas de joie de connaître enfin un lieu que n'avait pas encore atteint le torrent de la civilisation européenne.
Le lendemain 23 juillet, nous nous hâtâmes de louer deux chevaux. Comme nous comptions les garder une dizaine de jours, nous voulûmes déposer dans les mains du propriétaire un certain prix ; mais il refusa de le recevoir disant que nous payerions à notre retour. Il était sans inquiétude. Le Michigan est entouré de tous les côtés par des lacs et des déserts ; il nous lâchait dans une espèce de manège dont il tenait la porte. Après donc avoir acheté une boussole ainsi que des munitions, nous nous mîmes en chemin, le fusil sur l'épaule, avec autant d'insouciance de l'avenir et le cœur aussi léger que deux écoliers qui quitteraient le collège pour aller passer leurs vacances sous le toit paternel.
Si en effet nous n'avions voulu voir que des bois, nos hôtes de Détroit auraient eu raison de nous dire qu'il n'était pas nécessaire d'aller bien loin, car, à un mille de la ville, la route entre dans la forêt pour n'en plus sortir. Le terrain sur lequel elle se trouve est parfaitement plat et souvent marécageux. De temps en temps on rencontre sur son chemin de nouveaux défrichements. Comme ces établissements ont entre eux une parfaite ressemblance, soit qu'ils se trouvent au fond du Michigan ou à la porte de New York, je vais tâcher de les décrire ici une fois pour toutes.
La clochette que le pionnier a soin de suspendre au col de ses bestiaux pour les retrouver dans l'épaisseur des bois annonce de très loin l'approche du défrichement.
Bientôt on entend le retentissement de la hache qui abat les arbres de la forêt et, à mesure qu'on approche, des traces de destruction annoncent plus clairement encore la présence de l'homme. Des branches coupées couvrent le chemin, des troncs à moitié calcinés par le feu ou mutilés par le fer, se tiennent cependant debout sur votre passage. On continue sa marche et l'on parvient dans un bois dont tous les arbres semblent avoir été frappés de mort subite. Au milieu de l'été leurs branches desséchées ne présentent plus que l'image de l'hiver. En les examinant de plus près, on s'aperçoit qu'on a tracé dans leur écorce un cercle profond qui, arrêtant la circulation de la sève, n'a pas tardé à les faire périr. C'est en effet par là que débute ordinairement le planteur. Ne pouvant pas la première année couper tous les arbres qui garnissent sa nouvelle propriété, il sème du mais sous leurs branches et, en les frappant de mort, il les empêche de porter ombre à sa récolte. Après ce champ, ébauche incomplète, premier pas de la civilisation dans le désert, on aperçoit tout à coup la cabane du propriétaire. Elle est en général placée au centre d'un terrain plus soigneusement cultivé que le reste, mais où cependant l'homme soutient encore une lutte inégale contre la nature. Là, les arbres ont été coupés, mais non arrachés ; leurs troncs garnissent encore et embarrassent le terrain qu'ils ombrageaient autrefois. Autour de ces débris desséchés, du blé, des rejetons de chêne, des plantes de toute espèce, des herbes de toute nature croissent pêle-mêle et grandissent ensemble sur un soi indocile et encore à demi sauvage. C'est au centre de cette végétation vigoureuse et variée que s'élève la maison du planteur ou, comme on l'appelle dans le pays, la log-house.
Ainsi que le champ qui l'environne cette demeure rustique annonce une oeuvre nouvelle et précipitée. Sa longueur excède rarement 30 pieds. Elle est large de 20, haute de 15. Ses murs ainsi que le toit sont formés de troncs d'arbres non équarris entre lesquels on a placé de la mousse et de la terre pour empêcher le froid et la pluie de pénétrer dans l'intérieur de la maison. A mesure que le voyageur s'approche, la scène devient plus animée. Avertis par le bruit de ses pas, des enfants qui se roulaient dans les débris environnants, se lèvent précipitamment et fuient vers l'asile paternel, comme effrayés à la vue d'un homme, tandis que deux gros chiens à demi sauvages, les oreilles droites et le museau allongé, sortent de la
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