TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
bonnet à plumes, la jaquette, rien n'y manquait ; le soleil faisait étinceler son habit et ses armes. A notre gauche, et comme pour nous fournir un parallèle, deux Indiens tout nus, le corps bariolé de couleurs, le nez traversé par un anneau, arrivaient au même instant de la rive opposée. Ils montaient un petit canot d'écorce dont une couverture formait la voile. Abandonnant cette frêle embarcation à l'effort du vent et du courant, ils s'élancèrent comme un trait vers notre vaisseau dont en un instant ils eurent fait le tour. Puis ils s'en allèrent tranquillement pêcher près du soldat anglais qui, toujours étincelant et immobile, semblait placé là comme le représentant de la civilisation brillante et armée de l'Europe.
Nous arrivâmes à Détroit à trois heures. Détroit est une petite ville de deux à trois mille âmes que les jésuites ont fondée au milieu des bois en 1710 et qui contient encore un très grand nombre de familles françaises.
Nous avions traversé tout l'État de New York, et fait cent lieues sur le lac Érié ; nous touchions cette fois aux bornes de la civilisation, mais nous ignorions complètement vers quel lieu il fallait nous diriger.
S'en informer n'était pas chose si aisée qu'on peut le croire. Traverser des forêts presque impénétrables, passer des rivières profondes, braver les marais pestilentiels, dormir exposé à l'humidité des bois, voilà 'des efforts que l'Américain conçoit sans peine s'il s'agit de gagner un écu ; car c'est là le point. Mais qu'on fasse de pareilles choses par curiosité, c'est ce qui n'arrive pas jusqu'à son intelligence. Ajoutez qu'habitant d'un désert, il ne prise que l’œuvre de l'homme. Il vous enverra volontiers visiter une route, un pont, un beau village. Mais qu'on attache du prix à de grands arbres et à une belle solitude, voilà ce qui le passe absolument.
Rien donc de plus difficile que de trouver quelqu'un en état de vous comprendre. Vous voulez voir des bois, nous disaient en souriant nos hôtes, allez tout droit devant vous, vous trouverez de quoi vous satisfaire. Il y a précisément dans les environs des routes nouvelles et des sentiers bien percés. Quant aux Indiens, vous n'en verrez que trop sur nos places publiques et dans nos rues ; il n'y a pas besoin pour cela d'aller bien loin. Ceux-là au moins commencent à se civiliser et sont d'un aspect moins sauvage. Nous ne tardâmes pas à reconnaître qu'il était impossible d'obtenir d'eux la vérité en les attaquant de front et qu'il fallait
manœuvrer.
Nous nous rendîmes donc chez le fonctionnaire chargé par les États-Unis de la vente des terres encore désertes qui couvrent le district de Michigan ; nous nous présentâmes à lui comme des gens qui, sans avoir une volonté bien arrêtée de fonder un établissement dans le pays, pouvaient avoir cependant un intérêt éloigné à connaître le prix des terres et leur situation.
M. le major Biddle, c'était le nom du fonctionnaire, comprit cette fois à merveille ce que nous voulions faire et entra immédiatement dans une foule de détails que nous écoutâmes avec avidité. Cette partie-ci, nous dit-il, en nous montrant sur la carte la rivière St-Joseph qui, après de longues sinuosités, va se décharger dans le lac de Michigan, me paraît la plus propre à répondre à votre dessein : la terre y est bonne ; on y a déjà établi de beaux villages et la route qui y conduit est si bien entretenue que tous les jours des voitures publiques la parcourent. Bon ! dîmes-nous en nous-mêmes, nous savons déjà par où il ne faut pas aller à moins que nous ne voulions visiter le désert en poste. Nous remerciâmes M. Biddle de ses avis et nous lui demandâmes avec un air d'indifférence et une sorte de mépris, quelle était la portion de district où jusqu'à présent le courant des émigrations s'était fait le moins sentir. « Par ici, nous dit-il, sans attacher plus de prix a ses paroles que nous à notre question, vers le nord-ouest. Jusqu'à Pontiac et dans les environs de ce village il a été fondé depuis peu d'assez beaux établissements. Mais il ne faut pas penser à se fixer plus loin ; le pays est couvert d'une forêt presque impénétrable qui s'étend sans bornes vers le nord-ouest où l'on ne rencontre que des bêtes fauves et des Indiens. Les États-Unis projettent d'y ouvrir incessamment une route ; mais elle n'est encore que
Weitere Kostenlose Bücher