TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
nous n'avions plus rien à dire, il prit la chandelle, nous conduisit à une chambre et, nous ayant très démocratiquement secoué la main, s'en fut achever la soirée dans la salle commune.
Nous nous levâmes avec le jour et nous nous préparâmes à partir. Notre hôte fut bientôt lui-même sur pied. La nuit ne lui avait pas fait découvrir ce qui nous faisait tenir une conduite à ses yeux si extraordinaire. Cependant, comme nous paraissions absolument décidés à agir contrairement à ses conseils, il n'osait revenir à la charge, mais il tournait sans cesse autour de nous. Il répétait de temps en temps à demi-voix : « Je puis
concevoir avec peine
ce qui peut porter deux étrangers à aller à Saginaw. » Il répéta cette phrase plusieurs fois, jusqu'à ce qu'enfin je lui dise en mettant le pied à l'étrier : « Il y a bien des raisons qui nous y portent, mon cher hôte. » Il s'arrêta tout court en entendant ces mots et, me regardant en face pour la première fois, il sembla se préparer à entendre la révélation d'un grand mystère. Mais moi, enfourchant tranquillement mon cheval, je lui fis pour toute conclusion un signe d'amitié et je m'éloignai au grand trot. Lorsque cinquante pas plus loin je tournai la tête, je le vis encore planté comme une meule de foin devant sa porte. Peu après il rentra chez lui en secouant la tête. J'imagine qu'il disait encore : « Je comprends avec peine ce que deux étrangers vont faire à Saginaw. »
On nous avait recommandé de nous adresser à un M. Williams qui, ayant fait longtemps le commerce avec les Indiens Chippeways et ayant un fils établi à Saginaw, pouvait nous fournir des renseignements utiles. Après avoir fait quelques milles dans les bois et comme nous craignions déjà d'avoir manqué la maison de notre homme, nous rencontrâmes un vieillard occupé à travailler à un petit jardin.
Nous l'abordâmes. C'était M. Williams lui-même. Il nous reçut avec une grande bienveillance et nous donna une lettre pour son fils. Nous lui demandâmes si nous n'avions rien à craindre des peuplades indiennes dont nous allions traverser le territoire. M. Williams rejeta cette idée avec une sorte d'indignation : « Non ! non ! dit-il, vous pouvez marcher sans crainte. Pour ma part je dormirais plus tranquille au milieu des Indiens que des blancs. » Je note ceci comme la première impression favorable que j'aie reçue sur les Indiens depuis mon arrivée en Amérique. Dans les pays très habités on ne parle d'eux qu'avec un mélange de crainte et de mépris et je crois que là en effet ils méritent ces deux sentiments. On a pu voir plus haut ce que j'en pensais moi-même lorsque je rencontrai les premiers d'entre eux à Buffalo. A mesure qu'on avancera dans ce journal et qu'on me suivra au milieu des populations européennes des frontières et des tribus indiennes elles-mêmes, on concevra des premiers habitants de l'Amérique une idée tout à la fois plus honorable et plus juste.
Après avoir quitté M. Williams nous poursuivîmes notre route au milieu des bois. De temps en temps un petit lac (ce district en est plein) apparaissait comme une nappe d'argent sous le feuillage de la forêt. Il est difficile de se figurer le charme qui environne ces jolis lieux où l'homme n'a point fixé sa demeure et où règnent encore une paix profonde et un silence non interrompu. J'ai parcouru dans les Alpes des solitudes affreuses où la nature se refuse au travail de l'homme, mais où elle déploie jusque dans ses horreurs même une grandeur qui transporte l'âme et la passionne.
Ici la solitude n'est pas moins profonde, mais elle ne fait pas naître les mêmes impressions. Les seuls sentiments qu'on éprouve en parcourant ces déserts fleuris où tout, comme dans le
Paradis
de Milton, est préparé pour recevoir l'homme, c'est une admiration tranquille, une émotion douce et mélancolique, un dégoût vague de la vie civilisée ; une sorte d'instinct sauvage qui fait penser avec douleur que bientôt cette délicieuse solitude aura changé de face. Déjà en effet la race blanche s'avance à travers les bois qui l'entourent et, dans peu d'années, l'Européen aura coupé les arbres qui se réfléchissent dans les eaux limpides du lac et forcé les animaux qui peuplent ses rives de se retirer vers de nouveaux déserts.
Toujours cheminant, nous parvînmes dans une contrée d'un aspect nouveau. Le sol n'y
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