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TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA

TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA

Titel: TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alexis de Tocqueville
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être plus facilement dévorés.
    La vue de cette figure immobile qui, tantôt se perdant dans l'obscurité de la forêt, tantôt reparaissant au grand jour, semblait voltiger à nos côtés, finissait par nous devenir importune. Ne pouvant concevoir ce qui portait cet homme à nous suivre d'un pas si précipité - et peut-être le faisait-il depuis très longtemps lorsque nous le découvrîmes la première fois - il nous vint dans la tête qu'il nous menait dans une embuscade. Nous étions occupés de ces pensées lorsque nous aperçûmes dans le bois devant nous le bout d'une autre carabine. Bientôt nous fûmes à côté de celui qui la portait ; nous le prîmes d'abord pour un Indien, il était couvert d'une espèce de redingote courte qui, serrée autour de ses reins, dessinait une taille droite et bien prise, son col était nu et ses pieds couverts de mocassins. Lorsque nous arrivâmes près de lui et qu'il leva la tête, nous reconnûmes sur-le-champ un Européen et nous nous arrêtâmes. Il vint à nous, nous secoua la main avec cordialité et nous entrâmes en conversation : « Est-ce que vous vivez dans le désert ? - Oui, voilà ma maison ; il nous montrait au milieu des feuilles une hutte beaucoup plus misérable que les
log-houses
ordinaires. - Seul ? - Seul. - Et que faites-vous donc ici ? - Je parcours ces bois et je tue à droite et à gau­che le gibier qui se rencontre sur mon chemin, mais il n'y a pas de bons coups à faire maintenant. - Et ce genre de vie vous plaît ? - Plus que tout autre. - Mais ne craignez-vous pas les Indiens ? - Craindre les Indiens ! j'aime mieux vivre au milieu d'eux que dans la société des blancs. Non ! non ! je ne crains pas les Indiens. Ils valent mieux que nous, à moins que nous ne les ayons abrutis par nos liqueurs, les pauvres créatures ! » Nous montrâmes alors à notre nouvelle connaissance l'homme qui nous suivait si obstinément et qui alors s'était arrêté à quelques pas et restait aussi immo­bile qu'un terme.
    « C'est un Chippeway, dit-il, ou comme les Français l'appellent, un
Sauteur.
Je gage qu'il revient du Canada où il a reçu les présents annuels des Anglais. Sa famille ne doit pas être loin d'ici. » Ayant ainsi parlé, l'Américain fit signe à l'Indien de s'approcher et commença à lui parler dans sa langue avec une extrême facilité. C'était chose remarquable à voir que le plaisir que ces deux hommes de naissance et de mœurs si différentes trouvaient à échanger entre eux leurs idées. La conversation roulait évidemment sur le mérite respectif de leurs armes. Le blanc, après avoir examiné très attentivement le fusil du sauvage : « Voilà une belle cara­bine, dit-il, les Anglais la lui ont donnée sans doute pour s'en servir contre nous et il ne manquera pas de le faire à la première guerre. C'est ainsi que les Indiens attirent sur leur tête tous les malheurs qui les accablent. Mais ils n'en savent pas plus long, les pauvres gens. - Les Indiens se servent-ils avec habileté de ces longs et lourds fusils ? - Il n'y a pas de tireurs comme les Indiens, reprit vivement notre nouvel ami avec l'accent de la plus grande admiration. Examinez les petits oiseaux qu'il vous a vendus, Monsieur, ils sont percés d'une seule balle et je suis bien sûr qu'il n'a tiré que deux coups pour les avoir. Oh ! ajouta-t-il, il n'y a rien de plus heureux qu'un Indien dans les pays d'où nous n'avons pas encore fait fuir le gibier. Mais les gros animaux nous sentent à plus de trois cents milles et en se retirant ils font devant nous comme un désert où les pauvres Indiens ne peuvent plus vivre s'ils ne cultivent pas la terre. »

        Comme nous reprenions notre chemin : «Quand vous repasserez, nous cria notre nouvel ami, frappez à ma porte. On a du plaisir à rencontrer des visages blancs dans ces lieux-ci. »

        J'ai relaté cette conversation qui en elle-même ne contient rien de remarquable pour faire connaître une espèce d'hommes que nous rencontrâmes depuis très fré­quemment sur les limites des terres habitées. Ce sont des Européens qui, en dépit des habitudes de leur jeunesse, ont fini par trouver dans la liberté du désert un charme inexprimable. Tenant aux solitudes de l'Amérique par leur goût et leurs passions, à l'Europe par leur religion, leurs principes et leurs idées, ils mêlent l'amour de la vie sauvage a l'orgueil de la civilisation et préfèrent les Indiens à leurs compatriotes

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