TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
sans cependant se reconnaître leurs égaux.
Nous reprîmes donc notre marche et, nous avançant toujours avec la même rapidité, nous atteignîmes au bout d'une demi-heure la maison d'un pionnier. Devant la porte de cette cabane une famille indienne avait établi sa demeure passagère. Une vieille femme, deux jeunes filles, plusieurs enfants se tenaient accroupis autour d'un feu à l'ardeur duquel étaient exposés les restes d'un chevreuil entier. À quelques pas de là sur l'herbe, un Indien tout nu se chauffait aux rayons du soleil tandis qu'un petit enfant se roulait près de lui dans la poussière. Ce fut là que s'arrêta notre silencieux compagnon ; il nous quitta sans prendre congé de nous et fut s'asseoir gravement au milieu de ses compatriotes.
Qui avait pu porter cet homme à suivre ainsi pendant deux lieues la course de nos chevaux ? C'est ce que nous ne pûmes jamais deviner, Après avoir déjeuné en cet endroit nous remontâmes à cheval et poursuivîmes notre marche au milieu d'une haute futaie peu épaisse. Le taillis a été brûlé autrefois comme on peut l'apercevoir aux restes calcinés de quelques arbres qui sont couchés sur l'herbe. Le sol est aujourd'hui couvert de fougères qu'on voit s'étendre à perte de vue sous le feuillage de la forêt.
Quelques lieues plus loin mon cheval se déferra, ce qui nous causa une vive inquiétude. Près de là heureusement nous rencontrâmes un planteur qui parvint à le referrer. Sans cette rencontre je doute que nous eussions pu aller plus loin, car nous approchions alors de l'extrême limite des défrichements. Ce même homme qui nous mit ainsi en état de poursuivre notre route, nous invita à presser le pas, le jour commençant à baisser et deux grandes lieues nous séparant encore de
Flint River où
nous voulions aller coucher.
Bientôt, en effet, une obscurité profonde commença à nous environner.
Il fallait marcher.
La nuit était sereine mais glaciale. Il régnait au fond de ces forêts un silence si profond et un calme si Complet qu'on eût dit que toutes les forces de la nature y étaient comme paralysées. On n'y entendait que le bourdonnement incommode des moustiques, et le bruit des pas de nos chevaux. De temps en temps on apercevait au loin un feu d'Indien devant lequel un profil austère et immobile se dessinait dans la fumée.
Au bout d'une heure nous arrivâmes à un lieu
où
se divise le chemin. Deux sentiers s'ouvraient en cet endroit. Lequel des deux prendre ? Le choix était délicat, l'un d'eux aboutissait à un ruisseau dont nous ne connaissions pas la profondeur, l'autre à une éclaircie. La lune qui se levait alors nous montrait devant nous une vallée remplie de débris. Plus loin nous apercevions deux maisons. Il était si important de ne point nous égarer dans un pareil lieu et à cette heure que nous résolûmes de prendre des renseignements avant d'aller plus loin. Mon compagnon resta pour tenir les chevaux et moi, jetant mon fusil sur mon épaule, je descendis dans le vallon. Bientôt je m'aperçus que j'entrais dans un défrichement tout récent ; des arbres immenses non encore débarrassés de leurs branches couvraient la terre. Je parvins en sautant de l'un à l'autre à arriver assez rapidement jusqu'auprès des maisons, mais le même ruisseau que nous avions déjà rencontré m'en séparait. Heureusement son cours se trouvait embarrassé dans cet endroit par de grands chênes que la hache du pionnier y avait sans doute précipités. Je réussis à me glisser le long de ces arbres et j'arrivai enfin à l'autre bord. J'approchai avec précaution des deux maisons, craignant que ce ne fût des wigwams indiens ; elles n'étaient point encore finies, j'en trouvai les portes ouvertes et aucune voix n'y répondit à la mienne. Je revins sur les bords du ruisseau où je ne pus m'empêcher d'admirer pendant quelques minutes la sublime horreur du lieu. Cette vallée semblait former une arène immense qu'environnait de toutes parts comme une noire draperie le feuillage du bois et au centre de laquelle les rayons de la lune, en se brisant, venaient créer mille images fantastiques qui se jouaient en silence au milieu des débris de la forêt.
Du reste aucun son quelconque, aucun bruit de vie ne s'élevait de cette solitude. Je songeai enfin a mon compagnon et je l'appelai à grands cris pour lui apprendre le résultat de mes recherches, l'engager à passer le ruisseau et à venir me
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