TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
fois en mettant la main sur sa bouche le cri de : Ouh ! ouh ! et s'élança devant nous dans les broussailles. Nous le suivîmes au grand trot et nous ouvrant de force un chemin, nous eûmes bientôt perdu de vue les demeures indiennes. Nos guides coururent ainsi pendant deux heures avec plus de rapidité qu'ils n'avaient encore fait, cependant la nuit nous gagnait et les derniers rayons du soleil venaient de disparaître dans les arbres de la forêt lorsque Sagan-Cuisco fut surpris par un violent saignement de nez.
Quelque habitué que ce jeune homme parût être ainsi que son frère aux exercices du corps, il était évident que la fatigue et le manque de nourriture commençaient à épuiser ses forces. Nous commencions nous-mêmes à craindre qu'ils ne renonçassent à l'entreprise et ne voulussent coucher au pied d'un arbre. Nous prîmes donc le parti de les faire monter alternativement sur nos chevaux. Les Indiens acceptèrent notre offre sans étonnement ni humilité. C'était une chose bizarre à voir que ces hommes à moitié nus établis gravement sur une selle anglaise et portant nos carnassières et nos fusils en bandoulière tandis que nous cheminions péniblement à pied devant eux. La nuit vint enfin, une humidité glaciale commença à se répandre sous le feuillage. L'obscurité donnait alors à la forêt un aspect nouveau et terrible. L’œil n'apercevait plus autour de lui que des masses confusément amoncelées, sans ordre ni symétrie, des formes bizarres et disproportionnées, des scènes incohérentes, des images fantastiques qui semblaient empruntées à l'imagination malade d'un fiévreux. (Le gigantesque et le ridicule se tenaient là d'aussi près que dans la littérature de notre âge). Jamais nos pas n'avaient réveillé plus d'échos, jamais le silence de la forêt ne nous avait paru si formidable. On eût dit que le bourdonnement des moustiques était la seule respiration de ce monde endormi. A mesure que nous avancions, les ténèbres devenaient plus profondes, seulement de temps en temps une mouche à feu traversant le bois traçait comme un fil lumineux dans ses profondeurs. Nous reconnaissions trop tard la justesse des conseils de l'Indien, mais il ne s'agissait plus de reculer. Nous continuâmes donc à marcher aussi rapidement que nos forces et la nuit purent nous le permettre.
Au bout d'une heure nous sortîmes du bois et nous nous trouvâmes dans une vaste prairie. Nos guides poussèrent trois fois un cri sauvage qui retentit comme les notes discordantes du tam-tam. On y répondit dans le lointain. Cinq minutes après nous étions sur le bord d'une rivière dont l'obscurité nous empêchait d'apercevoir la rive opposée. Les Indiens firent halte en cet endroit ; ils s'entourèrent de leurs couvertures pour éviter la piqûre des moustiques et, se couchant dans l'herbe, ils ne formèrent bientôt plus qu'une boule de laine à peine perceptible et dans laquelle il eût été impossible de reconnaître la forme d'un homme. Nous mîmes nous-mêmes pied à terre et attendîmes patiemment ce qui allait suivre. Au bout de quelques minutes un léger bruit se fit entendre et quelque chose s'approcha du rivage. C'était un canot indien long de dix pieds environ et formé d'un seul arbre. L'homme qui était accroupi au fond de cette fragile embarcation portait le costume et avait toute l'apparence d'un Indien. Il adressa la parole à nos guides qui à son commandement se hâtèrent d'enlever les selles de nos chevaux et de les disposer dans la pirogue. Comme je me préparais moi-même à y monter, le prétendu Indien s'avança vers moi, me plaça deux doigts sur l'épaule et me dit avec un accent normand qui me fit tressaillir : « N'allez pas trop vitement, y en a des fois ici qui s'y noyent. » Mon cheval m'aurait adressé la parole que je n'aurais pas, je crois, été plus surpris. J'envisageai celui qui m'avait parlé et dont la figure frappée des premiers rayons de la lune reluisait alors comme une boule de cuivre : « Qui êtes-vous donc, lui dis-je, le français semble être votre langue et vous avez l'air d'un Indien ? » Il me répondit qu'il était un bois-brûlé, c'est-à-dire le fils d'un Canadien et d'une Indienne.
J'aurai souvent occasion de parler de cette singulière race de métis qui couvre toutes les frontières du Canada et une partie de celles des États-Unis. Pour le moment je ne songeai qu'au plaisir de parler ma langue maternelle. Suivant les
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