TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
prairie comme un océan sans bornes dans un jour de calme. Une colonne de fumée s'en échappait alors et montait paisiblement vers le ciel. En suivant sa direction jusqu'à terre, on découvrait enfin deux ou trois wigwams dont la forme conique et le sommet aigu se confondaient avec les herbes de la prairie.
Une charrue renversée, des bœufs regagnant d'eux-mêmes le labour, quelques chevaux à moitié sauvages complétaient le tableau.
De quelque côté que s'étendit la vue, l’œil cherchait en vain la flèche d'un clocher gothique, la croix de bois qui marque le chemin ou le seuil couvert de mousse du presbytère. Ces vénérables restes de l'antique civilisation chrétienne n'ont point été transportés dans le désert ; rien n'y réveille encore l'idée du passé ni de l'avenir. On ne rencontre même pas d'asiles consacrés à ceux qui ne sont plus. La mort n'a pas eu le temps de réclamer son domaine ni de faire borner ses champs.
Ici l'homme semble encore s'introduire furtivement dans la vie. Plusieurs générations ne se réunissent point autour de son berceau pour exprimer des espérances souvent trompeuses, et se livrer à des joies prématurées que dément l'avenir. Son nom n'est point inscrit sur les registres de la cité. La religion ne vient point mêler ses touchantes solennités aux sollicitudes de la famille.
Les prières d'une femme, quelques gouttes d'eau versées sur la tête de l'enfant par la main de son Père, lui ouvrent sans bruit les portes du ciel.
Le village de Saginaw est le dernier point habité par les Européens au nord-ouest de la vaste presqu'île du Michigan. On peut le considérer comme un poste avancé, une sorte de guérite que les blancs sont venus placer au milieu des nations indiennes.
Les révolutions de l'Europe, les clameurs tumultueuses qui s'élèvent sans cesse de l'univers policé, n'arrivent ici que de loin en loin, et comme le retentissement d'un son dont l'oreille ne peut plus percevoir la nature ni l'origine.
Tantôt ce sera un Indien qui en passant racontera avec la poésie du désert quelques-unes des tristes réalités de la vie sociale, un journal oublié dans le havresac d'un chasseur ; ou seulement cette rumeur vague qui se propage par des voix inconnues et ne manque presque jamais d'avertir les hommes qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire sous le soleil.
Une fois par an, un vaisseau remontant le cours de la Saginaw vient renouer cet anneau détaché à la grande chaîne européenne qui déjà enveloppe le monde de ses replis. Il apporte au nouvel établissement les produits divers de l'industrie et enlève en retour les fruits du sol.
Trente personnes, hommes, femmes, vieillards et enfants composaient seuls, lors de notre passage, cette petite société, embryon à peine formé, germe naissant confié au désert et que le désert doit féconder.
Le hasard, l'intérêt ou les passions avaient réuni dans cet espace étroit ces trente personnes. Du reste il n'existait point entre elles de lien commun et elles différaient profondément les unes des autres. On y remarquait des Canadiens, des Américains, des Indiens et des métis.
Des philosophes ont cru que la nature humaine partout la même ne variait que suivant les institutions et les lois des différentes sociétés. C'est là une de ces opinions que semble démentir à chaque page l'histoire du monde. Les nations comme les individus s'y montrent toutes avec une physionomie qui leur est propre. Les traits caractéristiques de leur visage se reproduisent à travers toutes les transformations qu'elles subissent. Les lois, les mœurs, les religions changent, l'empire et la richesse se déplacent ; l'aspect extérieur varie, l'habillement diffère, les préjugés s'effacent ou se substituent les uns aux autres. Parmi ces changements divers vous reconnaissez toujours le même peuple. Quelque chose d'inflexible apparaît au milieu de la flexibilité humaine.
Les hommes qui habitent cette petite plaine cultivée appartiennent à deux races qui depuis près d'un siècle existent sur le sol américain et y obéissent aux mêmes lois. lis n'ont pourtant rien de commun entre eux. Ce sont des Anglais et des Français, tels qu'ils se montrent aux bords de la Seine et de la Tamise.
Pénétrez sous cette cabane de feuillage, vous y rencontrerez un homme dont l'accueil cordial et la figure
Weitere Kostenlose Bücher