TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
parlé. Quand ils virent que nous avions fini, ils nous firent signe qu'eux aussi avaient faim. Nous leur montrâmes notre sac vide. Ils secouèrent la tête sans mot dire. L'Indien ne sait point ce que c'est que des heures réglées pour ses repas. Il se gorge de nourriture quand il le peut et jeûne ensuite jusqu'à ce qu'il trouve de nouveau de quoi satisfaire son appétit. Les loups agissent de même en pareille circonstance. Bientôt nous pensâmes à remonter à cheval, mais nous nous aperçûmes avec une grande frayeur que nos montures avaient disparu. Piquées par les moustiques et aiguillonnées par la faim elles s'étaient éloignées du sentier où nous les avions laissées et ce n'est qu'avec peine que nous pûmes nous remettre sur leurs traces. Si nous étions restés inattentifs un quart d'heure de plus nous nous serions réveillés comme Sancho avec la selle entre les jambes. Nous bénîmes de grand cœur les moustiques qui nous avaient fait si vite songer au départ et nous nous remîmes en chemin. Le sentier que nous suivions ne tarda pas à devenir de plus en plus difficile à reconnaître.
A chaque instant, nos chevaux avaient à forcer le passage à travers des buissons épais ou à sauter par-dessus des troncs d'arbres immenses qui nous barraient le chemin. Au bout de deux heures d'une route extrêmement pénible, nous arrivâmes enfin sur le bord d'une rivière peu profonde mais fort encaissée. Nous la traversâmes à gué et parvenus sur le haut de la berge opposée, nous vîmes un champ de mais et deux cabanes assez semblables à des
log-houses.
Nous reconnûmes en approchant que nous étions dans un petit établissement indien. Les log-houses étaient des wigwams. Du reste la plus profonde solitude régnait là comme dans la forêt environnante. Parvenu devant la première de ces demeures abandonnées, Sagan-Cuisco s'arrêta ; il examina attentivement tous les objets à l'entour, puis déposant sa carabine et s'approchant de nous, il traça d'abord une ligne sur le sable, nous indiquant de la même manière qu'auparavant que nous n'avions encore fait que les deux tiers du chemin ; puis, se relevant, il nous montra le soleil et nous fit signe qu'il descendait rapidement vers son couchant. Il regarda ensuite le wigwam et ferma les yeux. Ce langage était fort intelligible : il voulait nous faire coucher en cet endroit. J'avoue que la proposition nous surprit fort et ne nous plut guère. Nous n'avions pas mangé depuis le matin et nous ne nous souciions que médiocrement de nous coucher sans souper. La majesté sombre et sauvage des scènes dont nous étions témoins depuis le matin, l'isolement complet où nous nous trouvions, la contenance farouche de nos conducteurs avec lesquels il était impossible d'entrer en rapport, rien de tout cela d'ailleurs n'était de nature à faire naître en nous la confiance. De plus il y avait dans la conduite des Indiens quelque chose de singulier qui ne nous rassurait point.
La route que nous venions de suivre depuis deux heures semblait encore moins fréquentée que celle que nous avions parcourue auparavant. Personne ne nous avait jamais dit que nous dussions traverser un village indien et chacun nous avait assuré au contraire qu'on pouvait aller en un seul jour de Flint River à Saginaw. Nous ne pouvions donc concevoir pourquoi nos guides voulaient nous retenir la nuit dans ce désert. Nous insistâmes pour marcher. L'Indien fit signe que nous serions surpris par l'obscurité dans les bois. Forcer nos guides à continuer leur route eût été une tentative dangereuse. Nous nous décidâmes à tenter leur cupidité. Mais l'Indien est le plus philosophe de tous les hommes. Il a peu de besoins et partant peu de désirs. La civilisation n'a point de prise sur lui, il ignore ou il méprise ses douceurs. Je m'étais cependant aperçu que Sagan-Cuisco avait fait une attention particulière à une petite bouteille d'osier qui pendait à mon côté. Une bouteille qui ne se casse pas. Voilà une chose dont l'utilité lui était tombée sous les sens et qui avait excité chez lui une admiration réelle. Mon fusil et ma bouteille étaient les seules parties de mon attirail européen qui eussent paru exciter son envie. Je lui fis signe que je lui donnerais ma bouteille s'il nous conduisait sur-le-champ à Saginaw. L'Indien parut alors violemment combattu. Il regarda encore le soleil puis la terre. Enfin prenant son parti, il saisit sa carabine, poussa deux
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