TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
quelques liens secrets au tronc qui ne leur offre plus d'appui ; des arbres déjà déracinés n'ont pas eu le temps d'arriver jusqu'à terre et sont restés suspendus dans les airs. Il écoute, il retient sa respiration avec crainte pour mieux saisir le moindre retentissement de l'existence ; aucun son, aucun murmure ne parvient jusqu'à lui.
Il nous est arrivé plus d'une fois en Europe de nous trouver égarés au fond des bois ; mais toujours quelques bruits de vie venaient y frapper notre oreille. C'était le tintement éloigné de la cloche du village le plus voisin, les pas d'un voyageur, la hache du bûcheron, l'explosion d'une arme à feu, les aboiements d'un chien, ou seulement cette rumeur confuse qui s'élève d'un pays civilisé. Ici, non seulement l'homme manque, mais la voix même des animaux ne se fait point entendre. Les plus petits d'entre eux ont quitté ces lieux pour se rapprocher des habitations humaines, les plus grands pour s'en éloigner encore davantage. Ceux qui restent se tiennent cachés à l'abri des rayons du soleil. Ainsi tout est immobile dans les bois, tout est silencieux sous leur feuillage. On dirait que le créateur a pour un moment détourné sa face et que les forces de la nature sont paralysées.
Ce n'est pas au reste dans ce seul cas que nous avons remarqué la singulière analogie qui existe entre la vue de l'océan et l'aspect d'une forêt sauvage. Dans l'un comme dans l'autre spectacle l'idée de l'immensité vous assiège. La continuité des mêmes scènes, leur monotonie étonne et accable l'imagination. Nous avons retrouvé plus fort et plus poignant peut-être dans les solitudes du Nouveau Monde le sentiment d'isolement et d'abandon qui nous avait semblé si pesant au milieu de l'Atlantique. Sur la mer, du moins, le voyageur contemple un vaste horizon vers lequel il dirige toujours sa vue avec espérance. Mais dans cet océan de feuillages, qui peut indiquer le chemin ? Vers quels objets tourner ses regards ? En vain s'élève-t-on sur le sommet des plus grands arbres, d'autres plus élevés encore vous environnent.
Inutilement gravit-on les collines, partout la forêt semble marcher avec vous, et cette même forêt s'étend devant vos pas jusqu'au Pôle arctique et à l'Océan Pacifique. Vous pouvez parcourir des milliers de lieues sous son ombrage et vous marchez toujours sans paraître changer de place.
Mais il est temps de revenir à la route de Saginaw. Nous marchions déjà depuis cinq heures dans la plus parfaite ignorance des lieux où nous nous trouvions, lorsque nos Indiens s'arrêtèrent et l'aîné qui s'appelait Sagan-Cuisco fit une ligne sur le sable. Il montra l'un des bouts en s'écriant : Miché-Couté-Ouinque (c'est le nom indien de
Flint River)
et l'extrémité opposée en prononçant le nom de Saginaw et, faisant un point au milieu de la ligne, il nous indiqua que nous étions parvenus à la moitié du chemin et qu'il fallait se reposer quelques instants. Le soleil était déjà haut sur l'horizon et nous eussions accepté avec plaisir l'invitation qui nous était faite, si nous avions aperçu de l'eau à notre portée. Mais n'en voyant pas aux environs, nous limes signe à l'Indien que nous voulions manger et boire en même temps. Il nous comprit aussitôt et se remit en marche avec la même rapidité qu'auparavant. A une heure de là, il s'arrêta de nouveau et nous montra à trente pas dans le bois un endroit où il fit signe qu'il y avait de l'eau. Sans attendre notre réponse et sans nous aider à desseller nos chevaux, il s'y rendit lui-même ; nous nous hâtâmes de le suivre. Le vent avait renversé depuis peu un grand arbre en cet endroit. Dans le trou qu'avaient occupe ses racines se trouvait un peu d'eau de pluie.
C'était la fontaine à laquelle nous conduisit notre guide sans avoir l'air de penser qu'on pût hésiter à user d'un pareil breuvage. Nous ouvrîmes notre sac, autre infortune ! La chaleur avait absolument gâté nos provisions et nous nous vîmes réduits pour tout dîner à un très petit morceau de pain, le seul que nous eussions pu trouver à
Flint River.
Qu'on ajoute à cela une nuée de moustiques qu'attirait le voisinage de l'eau et qu'il fallait combattre d'une main en portant de l'autre le morceau à la bouche et on aura l'idée d'un dîner champêtre dans une forêt vierge. Tant que nous mangeâmes, nos Indiens se tinrent assis les bras croisés sur le tronc abattu dont j'ai
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