TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
à constater qu'il existe.
Les obligations légales et les habitudes politiques qui en résultent sont peu favorables à la fondation et surtout au développement d'une colonie. Si le gouvernement central se trouve souvent dans l'impossibilité de juger sainement et de trancher en temps opportun les difficultés qui s'élèvent dans une province voisine du siège de l'empire, il en sera à plus forte raison de même quand il faudra s'occuper d'intérêts qui s'agitent à trois mille lieues de lui.
Fournir les moyens d'exécution, choisir d'habiles agents, imposer certaines lois générales dont il ne soit pas permis de s'écarter telles sont les seules obligations que doive imposer la mère-patrie lorsqu'elle envoie quelques-uns de ses enfants chercher fortune dans un autre hémisphère. Quant aux soins journaliers de l'administration publique, aux efforts individuels des colons, la métropole ne peut ni ne doit avoir la prétention de les diriger.
Cette marche du moins est celle qu'ont adoptée toutes les grandes nations colonisantes. Mais on doit remarquer qu'aucune d'elles n'avait centralisé le gouvernement dans son sein.
Il n'en a jamais été de même chez nous : on a vu au contraire la France s'efforcer sans cesse de transporter au delà des mers des principes de gouvernement et des habitudes administratives que repoussait la nature même des choses.
Nous avons fait remarquer que, chez nous, il était difficile de trouver des hommes de talent pour diriger des entreprises coloniales, tandis qu'en d'autres pays ils se présentent en foule. Soit donc manque de confiance dans ceux qu'il employait, soit plutôt jalousie du pouvoir et empire des habitudes, le gouvernement français a toujours fait des efforts surprenants pour conserver à la tête de la colonie la même place qu'il occupe au centre du royaume. On l'a vu vouloir juger ce qu'il ne pouvait connaître, réglementer une société différente de celle qui était sous ses yeux, pourvoir à des besoins qu'il ignorait et, pour faire meilleure justice, tenir tous les droits en suspens. Il a voulu tout prévoir à l'avance, il a craint de s'en rapporter au zèle ou plutôt à l'intérêt personnel des colons, il lui a fallu tout examiner, tout diriger, tout surveiller, tout faire par lui-même. Il a embrassé une oeuvre immense et s'est épuisé en vains efforts.
D'un autre côté, l'éducation politique que le colon français reçoit dans sa patrie l'a rendu jusqu'à présent peu propre à se passer facilement d'une tutelle. Transporté dans un lieu où, pour prospérer, il lui faut se diriger lui-même, il se montre gêné dans l'exercice de ses droits nouveaux. Si le gouvernement a la prétention de tout faire pour lui, lui, de son côté, n'est que trop porté à en appeler au gouvernement dans tous ses besoins : il ne se fie point à ses propres efforts, il se sent peu de goût pour l'indépendance et il faut presque le forcer à être libre.
L'exemple du monde a prouvé cependant que, si l'énergie individuelle et l'art de se gouverner soi-même étaient utiles à toutes les sociétés, il en était surtout ainsi pour celles qui naissent et se développent comme les colonies dans un isolement forcé.
L'histoire des derniers siècles présente, il faut l'avouer, un singulier spectacle.
On y voit la France entreprendre dans le Nouveau Monde un vaste système de colonies. Les plans sont habilement conçus, les lieux qu'elle désigne sont bien choisis : il s'agissait d'unir par une chaîne non interrompue d'établissements le Saint-Laurent au Mississipi et de fonder ainsi dans le centre de l'Amérique du Nord un nouvel empire français dont le Canada et la Louisiane eussent été les deux débouchés.
De grands sacrifices d'hommes, d'énormes sacrifices d'argent et de soins sont faits par elle pour atteindre ce but. Le gouvernement s'occupe sans cesse de ces nouveaux établissements et n'abandonne jamais un seul instant le devoir de les diriger. Et pourtant malgré tant d'efforts les colonies languissent, la terre s'ouvre en vain devant les pas des Français, ils ne s'avancent point dans les déserts fertiles qui les entourent, la population ne croît qu'à peine, l'ignorance semble s'étendre, la société nouvelle reste stationnaire, elle ne gagne ni force ni richesse et elle succombe enfin après avoir lutté avec un courage héroïque contre
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