TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
été prodiguée à profusion, l'esprit d'égalité y a répandu une teinte singulièrement uniforme sur les habitudes intérieures de la vie. Or, remarquez-le bien, ce sont précisément ces mêmes hommes qui vont peupler chaque année le désert. En Europe, chacun vit et meurt sur le sol qui l'a vu naître. En Amérique, on ne rencontre nulle part les représentants d'une race qui se serait multipliée dans la solitude après y avoir longtemps vécu ignorée du monde et livrée à ses propres efforts. Ceux qui habitent les lieux isolés y sont arrivés d'hier. Ils y sont venus avec les mœurs, les idées, les besoins de la civilisation. lis ne donnent à la vie sauvage que ce que l'impérieuse nature des choses exige d'eux. De là les plus bizarres contrastes. On passe sans transition d'un désert dans la rue d'une cité, des scènes les plus sauvages aux tableaux les plus riants de la vie civilisée.
Si la nuit vous surprenant ne vous force pas de prendre gîte au pied d'un arbre, vous avez grande chance d'arriver dans un village où vous trouverez tout, jusqu'aux modes françaises et aux caricatures des boulevards. Le marchand de Buffalo et de Détroit en est aussi bien approvisionné que celui de New York, les fabriques de Lyon travaillent pour l'un comme pour l'autre. Vous quittez les grandes routes, vous vous enfoncez dans des sentiers à peine frayés. Vous apercevez enfin un champ défriché, une cabane composée de troncs à moitié équarris où le jour n'entre que par une fenêtre étroite, vous vous croyez enfin parvenu à la demeure du paysan américain. Erreur. Vous pénétrez dans cette cabane qui semble l'asile de toutes les misères, mais le possesseur de ce lieu est couvert des mêmes habits que vous, il parle le langage des villes. Sur sa table grossière sont des livres et des journaux ; lui-même se hâte de vous prendre à part pour savoir au juste ce qui se passe dans la vieille Europe et vous demande compte de ce qui vous a le plus frappé dans son pays. Il vous tracera sur le papier un plan de campagne pour les Belges, et vous apprendra gravement ce qui reste à faire pour la prospérité de la France. On croirait voir un riche propriétaire qui est venu habiter momentanément et pour quelques nuits un rendez-vous de chasse. Et, dans le fait, la cabane de bois n'est pour l'Américain qu'un asile momentané, une concession temporaire faite à la nécessité des circonstances. Lorsque les champs qui l'environnent seront entièrement en produit et que le nouveau propriétaire aura le loisir de s'occuper des choses agréables à la vie, une maison plus spacieuse et mieux appropriée à ses besoins remplacera la log-house et servira d'asile à de nombreux enfants qui un jour iront aussi se créer une demeure dans le désert.
Mais, pour en revenir à notre voyage, nous naviguâmes donc péniblement toute la journée en vue des côtes de la Pennsylvanie et plus tard de celles de l'Ohio. Nous nous arrêtâmes un instant à Presqu'Ile, aujourd'hui Érié. C'est là que le canal de Pittsbourg viendra aboutir. Au moyen de cet ouvrage, dont l'entière exécution est, dit-on, facile et désormais assurée, le Mississipi communiquera avec la Rivière du Nord et les richesses de l'Europe circuleront librement à travers les cinq cents lieues de terre qui séparent le golfe du Mexique de l'Océan Atlantique.
Lé soir, le temps étant devenu favorable, nous nous dirigeâmes rapidement vers Détroit en traversant le milieu du lac. Le matin suivant, nous étions en vue de la petite île appelée
Middle-Sister
près de laquelle le Commodore Perry a gagné en 1814 une célèbre victoire navale sur les Anglais.
Peu après, les côtes unies du Canada semblèrent se rapprocher rapidement et nous vîmes s'ouvrir devant nous la rivière de Détroit et paraître dans le lointain les maisons du Fort Malden. Ce lieu, fondé par les Français, porte encore des traces nombreuses de son origine. Les maisons ont la forme et la position de celles de nos paysans. Au centre du hameau s'élève le clocher catholique surmonté du coq.
On dirait un village des environs de Caen ou d'Évreux. Tandis que nous considérions, non sans émotion, cette image de la France, notre attention fut détournée par la vue d'un singulier spectacle : à notre droite, sur le rivage, un soldat écossais montait la garde en grand uniforme. Il portait ce costume que les champs de Waterloo ont rendu si célèbre. Le
Weitere Kostenlose Bücher