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TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA

TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA

Titel: TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alexis de Tocqueville
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rendait cent fois plus repoussants encore.
    Ces Indiens ne portaient pas d'armes, ils étaient couverts de vêtements européens ; mais ils ne s'en servaient pas de la même manière que nous. On voyait qu'ils n'étaient point faits à leur usage et se trouvaient encore emprisonnés dans leurs replis. Aux ornements de l’Europe, ils joignaient les produits d'un luxe barbare, des plumes, d'énormes boucles d'oreilles et des colliers de coquillages. Les mouvements de ces hommes étaient rapides et désordonnés, leur voix aiguë et discordante, leurs regards inquiets et sauvages. Au premier abord, on eût été tenté de ne voir dans chacun d'eux qu'une bête des forêts à laquelle l'éducation avait bien pu donner l'apparence d'un homme, mais qui n'en était pas moins restée un animal. Ces êtres faibles et dépravés appartenaient cependant à l'une des tribus les plus renommées de l'ancien monde américain. Nous avions devant nous, et c'est pitié de le dire, les derniers restes de cette célèbre Confédération des Iroquois dont la mâle sagesse n'était pas moins con­nue que le courage et qui tinrent longtemps la balance entre les deux plus grandes nations européennes.

        On aurait tort toutefois de vouloir juger la race indienne sur cet échantillon informe, ce rejeton égaré d'un arbre sauvage qui a crû dans la boue de nos villes. Ce serait renouveler l'erreur que nous commîmes nous-mêmes et que nous eûmes l'occasion de reconnaître plus tard.

         

        Le soir nous sortîmes de la ville et à peu de distance des dernières maisons nous aperçûmes un Indien couché sur le bord de la route. C'était un jeune homme. Il était sans mouvement et nous le crûmes mort. Quelques gémissements étouffés qui s'échappaient péniblement de sa poitrine nous firent connaître qu'il vivait encore et luttait contre une de ces dangereuses ivresses causées par l'eau-de-vie. Le soleil était déjà couché, la terre devenait de plus en plus humide. Tout annonçait que ce mal­heureux rendrait là son dernier soupir, à moins qu'il ne fût secouru. C'était l'heure où les Indiens quittaient Buffalo pour regagner leur village ; de temps en temps un groupe d'entre eux venait à passer près de nous. Ils s'approchaient, retournaient brutalement le corps de leur compatriote pour le reconnaître et puis reprenaient leur marche sans daigner répondre à nos observations. La plupart de ces hommes eux-mêmes étaient ivres. Il vint enfin une jeune Indienne qui d'abord sembla s'approcher avec un certain intérêt. Je crus que c'était la femme ou la sœur du mourant. Elle le considéra attentivement, l'appela à haute voix par son nom, tâta son cœur et, s'étant assurée qu'il vivait, chercha à le tirer de sa léthargie. Mais comme ses efforts étaient inutiles, nous la vîmes entrer en fureur contre ce corps inanimé qui gisait devant elle. Elle lui frappait la tête, lui tortillait le visage avec ses mains, le foulait aux pieds. En se livrant à ces actes de férocité, elle poussait des cris inarticulés et sauvages qui, à cette heure, semblent encore vibrer dans mes oreilles. Nous crûmes enfin devoir intervenir et nous lui ordonnâmes péremptoirement de se retirer. Elle obéit, mais nous l'entendîmes en s'éloignant pousser un éclat de rire barbare.

        Revenus à la ville nous entretînmes plusieurs personnes du jeune Indien. Nous parlâmes du danger imminent auquel il était exposé ; nous offrîmes même de payer sa dépense dans une auberge. Tout cela fut inutile. Nous ne pûmes déterminer personne à s'en occuper. Les uns nous disaient : Ces hommes sont habitués à boire avec excès et à coucher sur la terre. lis ne meurent point pour de pareils accidents. D'autres avouaient que probablement l'Indien mourrait ; mais on lisait sur leurs lèvres cette pensée à moitié exprimée : Qu'est-ce que la vie d'un Indien ? C'était là le fond du sentiment général. Au milieu de cette société si policée, si prude, si pédante de mora­lité et de vertu, on rencontre une insensibilité complète, une sorte d'égoïsme froid et implacable lorsqu'il s'agit des indigènes de l'Amérique. Les habitants des États-Unis ne chassent pas les Indiens à cor et à cri ainsi que faisaient les Espagnols du Mexique. Mais c'est le même sentiment impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne.

        Combien de fois dans le cours de nos voyages n'avons-nous pas

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