Tolstoi, A. K.
avança l’autre. Puis, avec une précaution extrême, il se mit à marcher vers moi à pas de loup. Puis il fit un bond et se trouva à côté de mon lit. J’éprouvais d’inexprimables angoisses, mais une force invisible me retenait immobile. Le vieux se pencha sur moi et approcha sa figure livide si près de la mienne que je crus sentir son souffle cadavéreux. Alors, je fis un effort surnaturel et me réveillai, baigné de sueur. Il n’y avait personne dans ma chambre, mais, jetant un regard vers la fenêtre, je vis distinctement le vieux Gorcha qui au-dehors avait collé son visage contre la vitre et qui fixait sur moi des yeux effrayants. J’eus la force de ne pas crier et la présence d’esprit de rester couché, comme si je n’avais rien vu. Cependant, le vieux paraissait n’être venu que pour s’assurer que je dormais, car il ne fit pas de tentative pour entrer, mais, après m’avoir bien examiné, il s’éloigna de la fenêtre et je l’entendis marcher dans la pièce voisine. Georges s’était endormi et il ronflait à faire trembler les murs. L’enfant toussa dans ce moment et je distinguai la voix de Gorcha.
— Tu ne dors pas, petit ? disait-il.
— Non, grand-papa, répondit l’enfant, et je voudrais bien causer avec toi !
— Ah, tu voudrais causer avec moi, et de quoi causerons nous ?
— Je voudrais que tu me racontes comment tu t’es battu avec les Turcs, car moi aussi je me battrais volontiers avec les Turcs !
— J’y ai pensé, enfant, et je t’ai rapporté un petit yatagan que je te donnerai demain.
— Ah, grand-papa, donne-le-moi plutôt tout de suite, puisque tu ne dors pas.
— Mais pourquoi, petit, ne m’as-tu pas parlé tant qu’il faisait jour ?
— Parce que papa me l’a défendu !
— Il est prudent, ton papa. Ainsi, tu voudrais bien avoir ton petit yatagan ?
— Oh oui, je le voudrais bien, mais seulement pas ici, car papa pourrait se réveiller !
— Mais où donc alors ?
— Si nous sortions, je te promets d’être bien sage et de ne pas faire le moindre bruit !
Je crus distinguer un ricanement de Gorcha et j’entendis l’enfant qui se levait. Je ne croyais pas aux vampires, mais le cauchemar que je venais d’avoir avait agi sur mes nerfs et, ne voulant rien me reprocher dans la suite, je me levai et donnai un coup de poing à la cloison. Il aurait suffi pour réveiller les sept dormants, mais rien ne m’annonça qu’il eût été entendu par la famille. Je me jetai vers la porte, bien résolu à sauver l’enfant, mais je la trouvai fermée du dehors et les verrous ne cédèrent pas à mes efforts. Pendant que je tâchais de l’enfoncer, je vis passer devant ma fenêtre le vieillard avec l’enfant dans ses bras.
— Levez-vous, levez-vous ! criai-je de toutes mes forces, et j’ébranlai la cloison de mes coups. Alors seulement Georges se réveilla.
— Où est le vieux ? dit-il.
— Sortez vite, lui criai-je, il vient d’emporter votre enfant !
D’un coup de pied Georges fit sauter la porte, qui de même que la mienne avait été fermée du dehors, et il se mit à courir dans la direction du bois. Je parvins enfin à réveiller Pierre, sa belle-sœur et Sdenka. Nous nous rassemblâmes devant la maison et, après quelques minutes d’attente, nous vîmes revenir Georges avec son fils. Il l’avait trouvé évanoui sur le grand chemin, mais bientôt il était revenu à lui et ne paraissait pas plus malade qu’auparavant. Pressé de questions, il répondit que son grand-père ne lui avait fait aucun mal, qu’ils étaient sortis ensemble pour causer mieux à leur aise, mais qu’une fois dehors, il avait perdu connaissance, sans se rappeler comment. Quant à Gorcha, il avait disparu.
Le reste de la nuit, comme on peut se l’imaginer, se passa sans sommeil.
Le lendemain j’appris que le Danube, qui coupait le grand chemin à un quart de lieue du village, avait commencé à charrier des glaçons, ce qui arrive toujours dans ces contrées vers la fin de l’automne et au commencement du printemps. Le passage était intercepté pour quelques jours, et je ne pouvais songer à mon départ. D’ailleurs, quand même je l’aurais pu, la curiosité, jointe à un attrait plus puissant, m’eût retenu. Plus je voyais Sdenka et plus je me sentais porté à l’aimer. Je ne suis pas de ceux, mesdames, qui croient aux passions subites et irrésistibles dont les romans nous offrent des exemples ; mais je pense qu’il est des cas où l’amour
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