Toulouse-Lautrec en rit encore
à la va-vite un costume de gardien un peu trop large.
Réquisitionné sur ordre du maire, l’intéressé n’avait pas eu son mot à dire. Flirtant avec la quarantaine, d’allure chétive et la démarche nonchalante, Simon Lazaret était plutôt du genre poltron et… superstitieux.
Le cambriolage du musée, le suicide de son concierge, la disparition inexpliquée de Dupuy, cet enchaînement de faits divers pour le moins troublants n’était pas de nature à l’enhardir. C’est Dorléac en personne qui avait dû lui expliquer le fonctionnement du système d’alarme et qui lui avait remis en main propre la lampe torche avec laquelle il devait fouiller les entrailles nocturnes du musée.
— Bien, monsieur le conservateur, se contentait-il de répéter à chaque recommandation de Dorléac.
— Vous n’avez pas à vous inquiéter, Lazaret, des gendarmes patrouilleront cette nuit aux abords du musée !
À peine rassuré, le gardien inspecta une nouvelle fois les salles en compagnie de Dorléac et de son homologue parisien qui ne pipait mot.
— Je peux vous poser une question, monsieur le conservateur ?
— Allez-y, Lazaret, je vous écoute…
— On dit à Albi que parfois le fantôme de Toulouse-Lautrec s’invite au musée et qu’on l’entend claudiquer sur les parquets…
— Qui vous a raconté cela ? demanda Jean Dorléac, interloqué.
— Ma grand-mère Lucie, dont la tante avait été longtemps servante chez les Lautrec.
— Tout cela, ce sont des sornettes, mon pauvre Simon ! Vous n’allez tout de même pas croire à ces fadaises.
— C’est vous qui le dites, répliqua l’employé municipal rétif.
À présent, Lazaret ne savait que faire de sa casquette trop large pour son tour de tête et de cette lampe électrique dont le faisceau lumineux dessinait d’étranges ombres chinoises sur les cimaises du musée.
À espaces réguliers, Séraphin Cantarel regardait sa Jaeger-LeCoultre – un cadeau d’Hélène lors de sa promotion au rang de conservateur en chef du musée des Monuments français. C’était sûr, Théodore Trélissac devrait faire le pied de grue sur le quai de la gare d’Albi. Comment cet abruti de Lazaret pouvait-il être habité par autant de sortilèges malfaisants ?
Le provincial de cœur qu’il était, même si Paris l’avait consacré, savait pertinemment que, dans les campagnes, les superstitions et les croyances sont tenaces. Une célèbre série télévisée avait, dans les années 1960, accrédité l’idée saugrenue que chaque musée était hanté par son Belphégor. Pourquoi diable le palais de la Berbie ferait-il exception à la règle ? D’autant que cet estropié de Lautrec, ce nain difforme, était voué aux enfers, lui qui avait passé sa vie à traîner dans les bordels de Paris…
— Je ne voudrais pas insister, monsieur Dorléac, mais le train de mon assistant arrive en gare d’Albi à 23 h 53, si vous préférez, je peux très bien prendre un taxi !
— N’ayez crainte, monsieur Cantarel, le train du soir de Toulouse est régulièrement en retard.
— Je reconnais bien en vous l’ancien journaliste, celui qui n’évoque que les trains n’arrivant pas à l’heure !
— Votre Théo a pris le Capitole, n’est-ce pas ? Or le Toulouse-Albi doit assurer la correspondance et, la plupart du temps, le train de Paris accuse du retard entre Limoges et Brive…
— C’est le pays de Trélissac, ne dites pas de mal de son Limousin, sinon…
Lazaret avait fini par prendre son courage, sinon à deux mains, tout au moins avec la résignation du fonctionnaire en mission commandée. Dorléac et Cantarel quittèrent enfin le musée alors qu’un croissant de lune caressait les clochetons de la cathédrale Sainte-Cécile.
À la conciergerie du musée, de la lumière perçait entre les rideaux. La veillée funèbre de René Labatut devait regrouper autour de la dépouille du suicidé une famille décousue, avec deux fils oisifs et fauchés dont le père lui-même disait, à la façon de Pagnol, qu’ils n’étaient pas des « bons à rien mais des mauvais en tout » !
En passant devant la loge du concierge, Séraphin prit la peine d’ôter son feutre en signe de respect à l’égard du défunt. Dorléac, lui, se contenta de baisser le ton de sa voix en faisant mine de chercher les clefs de sa Citroën blotties au fond de sa poche.
Théo bondit de la voiture de seconde classe avec une moue boudeuse
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