Toulouse-Lautrec en rit encore
pouvait pas ignorer les goûts de son petit frère. Pourquoi s’était-elle tue ? Et si la grande sœur couvrait la disparition de son frère ? Fernand Coustot détestait la Côte d’Azur. Il missionnerait donc un de ses confrères pour s’assurer que cette veuve de colonel (le militaire de carrière qu’elle avait épousé avait été froidement abattu, treize ans plus tôt, dans une rue d’Alger par les hommes du FLN) n’abritait pas chez elle le suspect disparu.
Avec un plaisir jubilatoire, du bout de ses doigts boudinés, le policier caressa les vêtements féminins qui encombraient l’armoire à glace faisant face au lit de Dupuy. À côté de deux costumes sombres, d’un blazer bleu marine et d’un lourd manteau gris en laine, s’alignaient des robes en soie aux tons chatoyants, des caracos, des gaines-culottes, des bustiers, des soutiens-gorge, des bas et des collants.
Un inconnu aurait pu facilement imaginer une femme dans la vie de Paul Dupuy. Personne n’avait jamais vu la moindre silhouette féminine franchir le seuil de la maison du Puits-Vert. « Pas même sa sœur dont il parlait souvent sans que l’on sache vraiment si elle existait ! » C’était Margot, la voisine, qui avait confié ses impressions au commissaire.
— M. Dupuy ? C’est le plus gentil des hommes. Poli, courtois, avec toujours une délicate attention… Souvent il m’offre des fleurs de son jardin.
— Il recevait fréquemment chez lui ?
— En vérité, il n’y a jamais grand monde chez lui. Parfois un de ses copains qui vient le voir à la tombée de la nuit. Non, non, c’est un monsieur très discret et très cultivé, vous savez, il travaille au musée Lautrec à Toulouse…
— Vous voulez dire au musée Toulouse-Lautrec d’Albi ?
— Enfin, si vous voulez, j’ai toujours cru que cet obsédé de Lautrec était de Toulouse… Enfin, peu importe, je crois qu’il a une belle place, non ?
— Il est gardien, répondit Coustot, laconique.
Margot parut déçue devant l’affirmation sans appel du policier.
— Il ne lui est rien arrivé de grave, j’espère ?
— On ne sait pas, madame. On le cherche…
— Vous le cherchez ? C’est vrai que cela fait bien plus d’une semaine que je ne l’ai pas revu. Mais, vous savez, le week-end, il filait souvent avec deux grosses valises comme s’il partait en voyage pour deux mois. Et le lundi, il était de retour. J’ai jamais su ce qu’il trimbalait dans ses valises…
— Des vêtements, tout simplement, dit Coustot.
— Il doit avoir une sacrée garde-robe alors ? ricana la vieille femme. Au fait, comment on dit pour les hommes qui ont beaucoup de vêtements ? Vous qui êtes instruit, commissaire ?
— Je crois qu’il n’y a pas de mot dans la langue française…
— Ah, alors il faudra en inventer un ! s’exclama la voisine qui soudain s’éclipsa derrière son rideau en billes de bois.
Puis sa voix surgit à nouveau du fond de sa cuisine.
— Vous m’excuserez, inspecteur, mais un gigot d’agneau dans le four, ça n’attend pas !
La perquisition n’avait rien révélé d’extraordinaire, rien que Coustot ne sût déjà. Néanmoins, le profil de Dupuy s’affinait. Entre Lautrec et le gardien de nuit, des similitudes s’esquissaient, à commencer par la taille. Si le premier était atteint de nanisme, le second toisait à 1,61 mètre. Bien sûr, l’extrême fragilité du système osseux du peintre était autrement plus handicapante que la surdité de Paul, mais les deux traînaient leur infirmité depuis leur naissance et ne pouvaient espérer la moindre guérison, ni même une légère amélioration.
Ils avaient également en commun le goût du travestissement. Toulouse-Lautrec aimait par-dessus tout à se déguiser en femme. Ainsi imitait-il régulièrement la danseuse du Moulin-Rouge , Jane Avril. Il lui empruntait son chapeau à plume, sa cape ainsi que son boa. Mais il aimait aussi se travestir en samouraï, en laquais chinois ou en pierrot lunaire. En revanche, la passion dévorante pour le sexe féminin qu’éprouvait Lautrec n’avait d’égal que l’intérêt que portait Dupuy au genre masculin.
Le petit Henri n’avait aucun scrupule à se baigner nu dans les eaux de la Marne et affichait son corps difforme auprès des dames chapeautées, prisonnières de leurs belles toilettes à la terrasse des guinguettes. L’occasion de montrer que la nature qui l’avait si mal façonné
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