Toulouse-Lautrec en rit encore

érudit d’époux ; pour autant, ses connaissances et son incomparable savoir-faire sur le terrain de la gastronomie épataient souvent plus leurs amis que le savoir de Dorléac sur Lautrec ou tout autre peintre dont il se gargarisait.
    Le dîner avait commencé par un foie gras truffé, mi-cuit au torchon, accompagné d’un gaillac doux de Mauzac qui déclencha, dès la première goutte, un concert de louanges. S’ensuivit un civet de marcassin assorti d’une compotée de cèpes. Dorléac dérogea à la règle des vins du terroir au profit d’un des trésors de sa cave : un cheval-blanc d’après-guerre. Millésime 1947.
    — Vous nous gâtez, Jean ! Quelle merveille ! s’extasia Séraphin. Un vin tout en souplesse et en puissance, plein de générosité…
    Cantarel multipliait les qualificatifs tandis qu’Hélène, le nez dans le verre, déclinait les arômes :
    — Cèdre, réglisse, prune confite…
    Béat d’admiration, Théo se délectait des paroles de celle qui, la veille, l’avait initié aux péchés de l’Enfer.
    L’œil mutin et le nez en trompette, Cécile ne paraissait pas insensible à son charme. Quelque peu entremetteuse, la maîtresse de maison les avait placés face à face. Ils se découvriraient bien quelques affinités…
    Cependant Dorléac et Cantarel dominaient les débats. Bien sûr, on enterra les sujets qui fâchaient, à commencer par ce pauvre Dupuy dont le cadavre hantait encore les esprits de chacun, on évoqua les talents culinaires de Micheline Labatut, tout en faisant l’impasse sur son apprentissage plutôt réussi du veuvage. Théo livra tous les détails de sa nuit au musée. Dorléac en fut tout ébaubi. Quelle audace ! Cécile redoubla d’intérêt pour ce garçon qui bravait les interdits et jouait les Belphégors.
    — Votre visite nocturne, aussi peu orthodoxe soit-elle, Théo, m’a alerté sur une chose : pas question d’embaucher cet ancien adjudant comme concierge ! J’ai suffisamment ma dose d’emmerdements avec ce musée sans recruter un catcheur sur le retour, fier de ses exploits en Algérie. C’est mettre le ver dans la pomme. La mère Labatut n’avait qu’à mieux choisir ses amants !
    — Je ne vous le fais pas dire ! brocarda Séraphin avant d’engloutir une nouvelle lampée de ce cheval-blanc 47 d’une étonnante suavité et de renchérir : Tout de même, cette Mme Labatut, c’est un sacré numéro !
    — Mon cher, Lautrec, toute sa vie durant, ne s’est entouré que de femmes légères ! répliqua Dorléac.
    — C’est vrai ! confirma Hélène en reposant son verre, mais c’était en chambres closes, si je puis m’exprimer ainsi. Le handicap physique de Lautrec le condamnait nécessairement à fréquenter les maisons de tolérance pour satisfaire un besoin que tout le monde s’accorde à dire… physiologique.
    — Décidément, Hélène, vous ne sombrez pas dans le romantisme ce soir, objecta Théo.
    — Ce qui n’a certainement pas empêché votre Lautrec de tomber amoureux d’une ou de plusieurs de ces malheureuses filles…
    — Ma femme sait se montrer féministe à ses heures ! s’excusa Séraphin.
    — Puis-je vous faire remarquer que l’égalité est respectée à cette table ! Trois hommes, trois femmes ! souligna Jeanine Dorléac qui trouvait ce dîner beaucoup moins ennuyeux qu’elle ne le redoutait.
    — Je vous préviens, ma femme est intarissable sur les maisons closes. J’en suis à me demander si, dans une vie antérieure, tu n’as pas été, mon amour, tenancière de claque.
    Le mousseux de Gaillac et le cheval-blanc 47 n’étaient pas étrangers à l’humour grivois qui émaillait les conversations honorant la savoureuse cuisine de Jeanine Dorléac. Qui aurait pu imaginer que, ce même jour, le mystère Lautrec compterait un second cadavre ? Dans le même temps, un nouveau système de détection prétendument infaillible faisait du palais de la Berbie une citadelle désormais imprenable, alors que le musée n’avait toujours pas de concierge appointé et qu’il convenait de recruter dare-dare un nouveau gardien de nuit.
    Pendant ce temps-là, rue Saint-Julien, les rires fusaient et Lautrec, comme toujours, à défaut de mener la danse, agitait les débats.
    — Savez-vous, monsieur Dorléac, quel est le mot de la langue française qui ne compte pas moins de vingt-cinq synonymes ?
    Hélène Cantarel jeta un coup d’œil circulaire autour de la table afin de s’assurer