Toulouse-Lautrec en rit encore
plaisirs :
— … Quand Lautrec déserte son atelier, c’est pour aller au bal du Moulin-Rouge ou pour se rendre aux réunions enfiévrées de son ami Aristide Bruand, s’il n’est à aucun de ces trois endroits, c’est qu’il est au foutoir. Du reste, il ne s’en cache pas et crie au conducteur du fiacre qui doit le conduire dans un de ces lieux de luxure : « Cocher, au bordel ! »
Théo poursuivait son récit d’un ton toujours plus inspiré :
— … Qu’elles soient belles, lasses, parfois laides ou un peu ingrates, Lautrec ne cesse de coucher ses cocottes sur le papier ou sur la toile, sans vulgarité aucune, sans voyeurisme. Henri, à propos de cet univers si familier, s’exclamera : « Quel monde, celui des maisons où toute pudeur tombe ainsi que les masques !… »
— Pour peindre les œuvres que nous lui connaissons, il fallait du temps et un grand degré de familiarité avec les pensionnaires pour obtenir de chacune d’elles une pose, l’esquisse d’un mouvement, le galbe d’un sein, la cambrure des reins, observa Hélène.
— « Nulle part je ne me sens plus chez moi », dira Lautrec des lupanars qu’il fréquentait. Le règlement interdisait scrupuleusement aux clients de séjourner au-delà de quelques heures dans les maisons closes, mais Lautrec jouissait de dérogations. « Je suis l’ami des putes, confesse le nabot qui n’en finit pas de se moquer de lui. J’ai trouvé enfin des femmes à ma taille. » Il aurait pu les inviter à son atelier, mais il préférait les croquer in situ. « Le modèle est toujours empaillé. Ici, elles vivent ! »
Et Théo de citer de mémoire cette phrase que le peintre des bordels dira un jour : « Je n’oserais pas leur donner les cent sous de la pose et pourtant Dieu sait si elles les valent. Elles s’étirent sur des canapés comme des animaux… Ce sont les seuls endroits encore où l’on sache cirer les souliers, où l’on n’entend pas trop de conneries… Elles sont tellement sans prétentions… »
— Elles ont pour sobriquet : la Cafetière, le Portemanteau, Elsa, la Viennoise, Cocotte, Carmen, Balançoire, Mlle Popo ou encore Mlle Pois-Vert… Lautrec aime partager leur quotidien. Il est vrai qu’il ne manque pas d’argent, aussi déjeune-t-il à leur table, leur offre du vin et quelques caresses, auxquelles répondent les frisettes. Les filles aiment ce petit locataire, vraisemblablement bercé trop près du mur dans son enfance, mais qui ne manque ni d’humour, ni de compassion, ni certainement de talent. Le dimanche, il joue aux dés avec quelques-unes d’entre elles. Henri écoute leurs confidences, leurs griefs comme leurs petits bonheurs, il rédige leurs lettres, car certaines parmi ces beautés sont analphabètes. Il en profite pour les combler de cadeaux et se satisfait de leur sourire et d’un baiser sur les joues, pas même sur les lèvres. En voyeur discret, il assiste à leur toilette, à leurs ablutions. Parfois même, il les surprend au saut du lit, les cheveux chiffonnés. Qu’importe, Lautrec est leur ami.
— Finalement, toutes ces femmes le maternent ! fait remarquer Cécile.
— Bien sûr, mais il le leur rend bien. Combien d’entre elles vont se consoler dans les petits bras d’Henri, en particulier toutes celles qui ont recours à l’avortement ? Les cas étaient fréquents. Si l’armoise ou la sauge se révélaient inefficaces, on avait recours, l’espace d’un cri, d’une longue plainte, aux grands moyens. L’acte se pratiquait alors dans un cagibi sinistre et mal éclairé. On appelait cela : « Le cimetière des innocents. »
« Lautrec dira de ces prostituées : “Elles ont du cœur ; la bonne éducation vient du cœur. Ça me suffit !” Ce respect pour ces prétendues dames sans vertu va jusqu’à la peinture sans fard, avec leurs gestes las, leurs chairs débordantes. Pas question de les caricaturer dans l’exercice de leurs fonctions, à l’exception de deux toiles dont une qui met dans un même lit deux pensionnaires lesbiennes. Aussi se contente-t-il de les esquisser d’un coup de crayon, il s’attarde sur un plissement de lèvres, un regard ténébreux, une mèche folle, un déshabillé trop large… Tout le génie de Lautrec réside dans cette perception des êtres fragiles. La retenue dans l’expression est compensée par le choix de couleurs toujours criardes, ce qui fera le succès de ses affiches…
L’assistance avait
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