Toulouse-Lautrec en rit encore

scènes de boîtes de transformistes qu’abritait la Ville rose.

10
    — C’est notre champagne du Sud-Ouest ! avait déclaré Jean Dorléac en portant un toast à la petite assemblée réunie autour de sa table.
    Il fallait bien ce vin mousseux du Gaillacois pour dissiper un tant soit peu la funeste nouvelle qui avait ébranlé tout le musée.
    Et le conservateur albigeois y était allé de son érudition quant à ce breuvage blond qui pétillait dans la coupe de chacun des convives :
    — Au risque de vous surprendre, mes amis, mais Gaillac est le plus ancien producteur de vin mousseux naturel, bien avant la Champagne ! Henri III d’Angleterre en fit envoyer, en 1253, une barrique de mustum 1 et mulsum 2 au vicomte de Southampton.
    — Dom Pérignon doit se retourner dans sa tombe ! railla Séraphin.
    — Notre fameux dom Pérignon n’entre en scène qu’au XVII e  siècle. Le procureur de l’abbaye d’Hautvillers, puisque tel était son titre, prétend avoir inventé le champagne mousseux à partir de quelques secrets infaillibles. Or le génie de Pérignon, ce n’est pas la manipulation chimique, mais tout simplement l’observation !
    — Vous avez raison, Dorléac. Il faut observer de près. De l’observation naît l’explication, pontifia Cantarel.
    — Séraphin, on croirait entendre un vieux prof que j’avais à la Sorbonne !
    Le menton calé sur ses deux poings, la mine claire et réjouie, Jeanine Dorléac semblait apprécier le naturel d’Hélène. Une sorte de complicité féminine face aux certitudes affichées par leurs maris zélés.
    Théo ne bronchait pas, tout acquis à l’émeraude des yeux de Cécile, la fille unique des Dorléac.
    — De toute façon, l’histoire plaide en notre faveur, puisque la commission des antiquités de la Ville de Castres dispose de documents attestant de l’antériorité de notre mousseux !
    — Notez, Théo, vous qui devez vous rendre prochainement à Troyes, vous aurez un peu de matière pour tenir tête à vos interlocuteurs !
    — Merci, patron, de faire ma culture œnologique, mais je n’ai pas attendu de vous connaître pour boire de la blanquette de Limoux !
    Hélène et Jeanine esquissèrent en chœur un sourire, manifestement sous le charme de ce garçon dont le franc-parler avait quelque chose d’authentique et de rafraîchissant. Plus encore que la boisson sur laquelle dissertaient les invités des Dorléac.
     
    — Il faut relire les Mémoires du chanoine…
    — … Kir ! s’esclaffa Cécile comme si elle était déjà pompette.
    — Non, ma chérie ! reprit son père, le chanoine Kir, c’est la Bourgogne, le pays du cassis…
    — … Et de quelques vins fameux ! ajouta Séraphin.
    — Je vous l’accorde, concéda Dorléac qui, en homme du Sud-Ouest, avait toujours préféré les bordeaux aux bourgognes.
    — Alors, de quel chanoine s’agit-il ? demanda Hélène, toujours curieuse d’anecdotes en marge de la grande histoire.
    — Du très onctueux chanoine Lagger qui, évoquant le Gaillacois, a su trouver les mots qui sonnent juste à mon oreille : « Ce terroir clair de vin mousseux qui me ferait renier le vin de messe pour le pétillant que me tend Satan ! »
    Hélène Cantarel échangea un regard furtif avec Théo. Peut-être ce chanoine égrillard faisait-il partie de cette kyrielle de figures peintes dans l’Enfer de la cathédrale Sainte-Cécile ?
    Et Jean Dorléac d’ajouter, après avoir vidé sa coupe :
    — Dans ses écrits, le chanoine Lagger évoque le terrible hiver 1709 où un grand banquet eut lieu sur le Tarn totalement gelé. On y but force vins produits dans le pays et beaucoup de gaillac mousseux !
    — Le Tarn prisonnier des glaces ? s’étonna Théo.
    — Le phénomène est assez rare, mais j’ai déjà connu cela lors de l’hiver 56. C’était en février. Le thermomètre était descendu jusqu’à – 30°. Le Tarn était un ruban blanc sur lequel on patinait… à glace.
    — Toi, papa, sur des patins, alors que tu n’as jamais su tenir sur une paire de skis ? ricana Cécile en dissimulant ses lèvres derrière sa serviette blanche.
    — Jean, tu ne vas tout de même pas imposer à nos amis tes souvenirs d’un autre temps !
    Dans le coin de l’œil gauche, Jeanine Dorléac avait une légère coquetterie qui lui conférait une fragilité qu’elle compensait en rudoyant gentiment son mari d’une voix grave. Elle était certes moins cultivée que son