Tourgueniev
il y a, autour de moi, comme une odeur de mort, de néant, de dissolution. » Cette odeur de mort le hantait. Chaque disparition d'un ami le faisait penser à la sienne qu'il croyait proche : « La mort de M me Sand m'a fait beaucoup de chagrin. Pauvre, chère M me Sand, quel cœur d'or elle avait ! Quelle absence de tout sentiment petit, mesquin, faux; quel brave homme c'était, et quelle bonne femme! Maintenant tout cela est là, dans l'horribletrou, insatiable, muet, bête, et qui ne sait même pas ce qu'il dévore ! Allons, il n'y a rien à faire, et tâchons d'avoir le menton au-dessus de l'eau. »
En 1878 il avait eu soixante ans : « C'est le commencement de la queue de la vie. Après quarante ans il n'y a qu'un mot qui compose le fond de la vie, renoncer. Après soixante, la vie devient absolument personnelle et défensive contre la mort. »
En 1880 Tourguéniev parla à ses amis d'une constriction du cœur, «survenue la nuit, il y a quelques jours, constriction mêlée à une grande tache brune, sur le mur en face de son lit, et qui dans un cauchemar, où il se trouvait moitié éveillé, moitié dormant, était la Mort. » Cette année-là Flaubert mourut. Les Goncourt, Daudet, Zola montèrent vers le cimetière monumental de Rouen. Autour d'eux on parlait de barbue à la normande, de caneton à l'orange. Le cimetière était plein de senteurs d'aubépine. Tourguéniev n'était pas là; il faisait alors un de ses derniers voyages en Russie et se rendait impopulaire là-bas en proposant une souscription russe au monument Flaubert.
En 1882 les dîners existaient encore, mais on n'y parlait plus guère que de la mort. « Moi, disait Tourguéniev, c'est une pensée très familière, mais quand elle vient, je l'écarte ainsi, disait-il, en faisant un petit geste de dénégation de la main. Car, pour nous autres, le brouillard slave a quelque chose de bon... il a le mérite de nous dérober à la logique de nos idées, à la poursuite extrême de la déduction... Chez nous, voyez-vous, on nous dit, lorsque vous vous trouvez dans un chasse-neige : "Ne pensez pas au froid ou vous mourrez!" Eh bien ! grâce à ce brouillard, dont je vous parlais, le Slave en chasse-neige ne pense pas au froid, et chez moi l'idée de la mort s'efface et se dissipe bientôt. »
Il était malade. En 1883 on dut l'opérer d'un kyste et, véritable homme de lettres, il dit à Daudet : «Pendant l'opération, je pensais à nos dîners, et je cherchais les mots avec lesquels je pourrais vous donner l'impression juste de l'acier, entamant ma peau et entrant dans ma chair... ainsi qu'un couteau qui couperait une banane. »
Puis la maladie devint plus grave. Charcot dit que c'était une angine de poitrine. Tourguéniev avait d'atroces douleurs dans le dos. Les médecins le condamnèrent à rester immobile. Alors il se surnomma le « patriarche des mollusques » et essaya de se faire une philosophie de résignation, fondée sur ce qu'il appelait «un joyeux désespoir ». Il composait des règles de conduite pour des êtres dans sa situation : « Il faut méditer sur le passé, satisfaire aux exigences du présent et ne jamais penser à l'avenir. Pour vivre en paix il ne faut jamais rien entreprendre, jamais se proposer quoi que ce soit, n'avoir confiance en personne, et ne rien craindre... Après tout, pourquoi bouger? Est-ce que les huîtres bougent ? Et pourtant elles vivent. »
Mais il devint probable que la soi-disant angine de poitrine était un cancer de la moelle épinière et en dépit des cataplasmes, du chloral, du chloroforme, il ne put plus guère dormir. Il éprouvait des souffrances atroces. Très patient, il essaya de suivre les conseils de Schopenhauer qui voulait qu'en analysant ses tortures on les rendît plus supportables. On lui donna beaucoup de morphine qui troubla un peu sa raison. Il hurlait de douleur. Il voulait mourir. Il suppliait M me Viardot, qui le soignait avec patience, de le jeter par la fenêtre. « Mais, mon cher Tourguéniev, vous êtes trop grand, trop lourd, et d'ailleurs cela vous ferait mal. » Il ne put s'empêcher de sourire. Pendant trois mois, il vécut dans un demi-délire. «J'étais au fond de la mer, dit-il aucritique Annenkov, et je voyais des monstres et d'horribles créatures, tordues ensemble... Un spectacle que personne n'a encore décrit, parce que personne ne lui a survécu. »
Maintenant il se savait perdu. Il s'occupait de l'édition complète de ses œuvres. Il aurait voulu
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