Tourgueniev
sous l'absurdité apparente se cache un sentiment vrai. Ce que nous défendons avec tant de force chez un écrivain, ce n'est pas son œuvre, ce sont nos goûts profonds. Nos choix littéraires, nos préférences,sont déterminés par nos besoins sentimentaux et spirituels. Ayant retrouvé dans un roman l'image exacte de notre inquiétude ou de notre sérénité, nous considérons le critique hostile comme un adversaire personnel. Les Dostoïevsky qui vivent au milieu de nous ont pour Tourguéniev les sentiments de Dostoïevsky lui-même. Dans le monde des lecteurs, comme dans celui des auteurs, les tempéraments s'opposent et s'affrontent. Rien de plus naturel et peut-être même rien de plus sain. Mais ce serait une étrange méthode critique que de vouloir transformer ces relations subjectives en jugements absolus. Reprocher à Tourguéniev de n'avoir pas produit du Dostoïevsky, c'est regretter qu'un pommier ne produise pas de pêches.
N'est-il pas permis pourtant de classer les fruits par ordre de préférence ? On ne peut demander à un roncier de donner des pêches; c'est évident. Mais ne peut-on dire que dans l'échelle des fruits on juge la pêche supérieure à la mûre ? « Si nous comparons, disent les dostoïevskiens ou les tolstoïens fanatiques, les mondes construits par les trois grands romanciers russes, nous reconnaissons volontiers que le monde de Tourguéniev est parfaitement conforme à la nature de son créateur et qu'il est le plus tourguénievien des mondes possibles. Nous reconnaissons qu'il a une grâce touchante et même, jusqu'à un certain point, qu'il est vrai, mais nous voyons aussi qu'il est petit. On en a vite fait le tour. Après deux romans on connaît le décor de Tourguéniev ; c'est presque toujours la maison de campagne russe, appartenant à des nobles de petite fortune, « les commodes au ventre bombé, avec leurs ornements de cuivre, les fauteuils blancs au dos ovale, les lustres de cristal avec leurs pendeloques », le lit étroit, sur un rideau d'étoffe ancienne rayée, au chevet duquel est uneicône, et sur le plancher le tapis usagé, taché de cire. On connaît ses paysages, la steppe dans le gouvernement d'Oriol, les bois de bouleaux et de trembles, les nuages, les éternelles vapeurs. On connaît ses types, en petit nombre et presque stylisés. Il y a le Hamlet russe : Bazarov, Roudine. Il y a le vieillard, relique du dix-huitième siècle. Il y a le révolutionnaire éloquent et impuissant. Il y a le jeune fonctionnaire satisfait et ambitieux. Puis, parmi les femmes, deux ou trois groupes seulement : la jeune fille douce et parfaite, souvent pieuse, Tatiana dans Fumée, Lisa dans Un nid de gentilshommes; la femme fantasque, redoutable, incompréhensible, Irène dans Fumée; enfin la Marianne de Terres vierges, la vierge forte dont les yeux gris, le nez droit et les lèvres minces semblent annoncer un besoin fort de dévouement et de lutte. Ces hommes bavards et sans volonté, ces femmes passionnées et généreuses, forment un univers réduit, fermé. Que nous sommes loin, nous dit-on, des masses humaines que savent mettre en mouvement Tolstoï et Dostoïevsky.
Peut-être. Mais je comprends mal que l'on puisse reprocher au monde d'un artiste d'être petit. La qualité d'une œuvre ne se mesure ni à ses dimensions, ni à l'importance de l'objet représenté. C'est exactement comme si l'on reprochait à des peintres de nature morte la petitesse de leurs sujets. C'est comme si l'on disait que Vermeer n'est pas un grand peintre parce qu'il n'a peint que de petits intérieurs, ou que Chardin est un moins grand peintre que Cormon parce que Chardin ne connaissait qu'un petit groupe d'êtres appartenant tous au même milieu (bourgeoisie travailleuse de Paris). La vérité me semble être, au contraire, qu'il est souvent excellent pour un artiste de savoir limiter le champ de ses études. On ne peut tout connaître bien, et un petittableau peint avec exactitude nous en apprend plus sur l'humanité qu'une « grande fresque inexacte ». Un romancier peut dire avec vérité ce que sont trois Allemands, dix Allemands; il ne peut pas dire ce qu'est l'Allemagne. Ou plutôt il ne peut le dire qu'en dessinant aussi exactement que son tempérament le lui permet, les Allemands qu'il connaît. Peu m'importe que dans les Mémoires d'un chasseur Tourguéniev ne nous ait rien donné que les portraits de quelques paysans des environs de Spasskoïe. Il m'a fait comprendre, mieux que les
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