Tourgueniev
m'attriste beaucoup. Ne riez pas. »
Le plus souvent quand les deux hommes étaient ensemble, c'était Tourguéniev qui parlait et Flaubert qui écoutait avec beaucoup de respect et d'attention. Maupassant décrit Flaubert « écoutant Tourguéniev avec religion, fixant sur lui son large œil bleu aux paupières mouvantes et répondant à cette voix douce et faible de sa propre voix de "gueuloir", cette voix qui sortait comme le chant du clairon sous sa moustache de vieux guerrier gaulois ».
Quelques différences de goûts ne pouvaient séparer bien profondément deux hommes qui, par d'autres côtés, étaient si proches l'un de l'autre. Ils avaient « le même culte de la poésie, la même horreur du Philistin. Tous deux ils avaient vécu au jour le jour, sans projets d'avenir, poursuivant un seul but, la littérature, pour aboutir enfin au désert, à la goutte, aux douleurs, à l'invincible mélancolie, au sentiment de l'inutilité universelle. » Ils avaient la même philosophie, la même attitude hautaine devant un univers hostile, le même dégoût devant la banalité, et au fond, malgré l'évolution de Tourguéniev, le même romantisme mal guéri. « J'ailu, écrit Tourguéniev, le 25 octobre 1876, le deuxième chant du Don Juan de Lord Byron et ç'a été une trace lumineuse à travers toute cette grisaille. »
Ce fut surtout par Flaubert que Tourguéniev se trouva rapproché des autres écrivains français de ce temps-là. En 1872 Flaubert l'invita à dîner avec Théophile Gautier et Edmond de Goncourt. Nous trouvons dans le Journal des Goncourt à cette date un portrait de Tourguéniev vieux : « Tourguéniev, le doux géant, l'aimable barbare, avec ses blancs cheveux lui tombant dans les yeux, le pli profond qui creuse son front d'une tempe à l'autre, pareille à un sillon de charrue, avec son parler enfantin, dès la soupe nous charme, nous enguirlande, selon l'expression russe, par ce mélange de naïveté et de finesse : la séduction de la race slave, séduction relevée chez lui par l'originalité d'un esprit personnel et par un savoir immense et cosmopolite. »
Il y eut d'autres dîners. M me Sand se joignit aux amis, « momifiée de plus en plus, mais toute pleine de bonne enfance et de la gaieté d'une vieille femme du siècle dernier ». Puis, prenant goût à ces dîners, Flaubert voulut qu'ils fussent mensuels et le 14 avril au café Riche eut lieu le premier de la série avec des convives qui désormais ne furent séparés que par la mort : Flaubert, Tourguéniev, Zola, Alphonse Daudet.
Zola était peu fait pour plaire à Tourguéniev. Son amertume, ses plaintes contre l'espèce de quarantaine où l'on tenait, disait-il, ses œuvres, étonnaient un homme beaucoup plus âgé, qui avait accepté l'injustice et considérait qu'elle faisait partie de la lutte universelle des êtres : « Un Russe de mes amis, disait-il, affirmait que le type de Jean-Jacques Rousseau était un type français, qu'on ne le trouvait qu'en France. » C'était Zola qui le faisait ainsi penser à Rousseau. Il n'aimaitpas non plus son esthétique. « J'ai lu le feuilleton de Zola, écrivait-il à Flaubert. Que voulez-vous. Je le plains. Oui, c'est de la compassion qu'il m'inspire et je crains bien qu'il n'ait jamais lu Shakespeare. Il y a là une tache originelle dont il ne se débarrassera jamais. »
Aux yeux de Flaubert comme à ceux de Tourguéniev, ces jeunes gens manquaient de poésie. « J'ai lu, comme vous, écrit Flaubert, quelques fragments de l'Assommoir. Ils m'ont déplu. Zola devient une précieuse, à l'inverse. Il croit qu'il y a des mots énergiques, comme Cathos et Madelon croyaient qu'il en existait de nobles. Le Système l'égare. Il a des Principes qui lui rétrécissent la cervelle. Lisez ses feuilletons du lundi, vous verrez comme il croit avoir découvert "le Naturalisme!" Quant à la poésie et au style, qui sont les deux éléments éternels, jamais il n'en parle! De même, interrogez notre ami Goncourt. S'il est franc, il vous avouera que la littérature française n'existait pas avant Balzac. Voilà où mènent l'abus de l'esprit et la peur de tomber dans les poncifs. »
Souvent les dîners étaient mélancoliques. « J'ai comme le sentiment d'être déjà mort », disait Théophile Gautier. « Moi, reprenait Tourguéniev, c'est un autre sentiment... Vous savez, quelquefois, il y a dans un appartement une imperceptible odeur de musc, qu'on ne peut chasser, faire disparaître... Eh bien,
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