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Tourgueniev

Tourgueniev

Titel: Tourgueniev Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: André Maurois
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penser à vous - une nuit mauvaise parce que je n'ai pu fermer l'œil... Quand, hier soir, vous vous teniez près de la fenêtre ouverte - et moi devant vous, silencieux, - j'ai prononcé le mot "désespéré"... Vous l'avez attribué à vous-même, mais moi je pensais à autre chose... J'avais envie de vous saisir et de vous emporter dans la gare... Malheureusement la prudence l'emporta... Mais pensez seulement à ce qu'on aurait dit dans les journaux! Je vois d'ici l'article intitulé : Un scandale à la gare d'Oriol. "Un événement sensationnel s'est passé hier : l'écrivain T... (un vieillard!) reconduisant la célèbre artiste S... qui allait à Odessa pour une série de brillantes représentations, au moment du départ du train, comme possédé par le diable en personne, saisit M me S... par la fenêtre du wagon, et, malgré la résistance désespérée de l'artiste... etc., etc..." Quel tonnerre et quel fracas dans toute la Russie! Et pourtant il s'en fallut de peu... comme il arrive presque toujours dans la vie. »
    Pendant les jours qui suivirent, quoi qu'il fît, à quoiqu'il pensât, toujours « au fond de son âme résonnait une seule et même note ». Il pensait que l'heure passée dans ce wagon et pendant laquelle il s'était presque senti un jeune homme de vingt ans, avait été la dernière lueur de la lampe et que la porte déjà à demi ouverte, cette porte derrière laquelle apparaissait quelque chose de mystérieusement merveilleux, s'était refermée pour toujours.
    L'année suivante Savina, malade, consentit à venir faire un petit séjour à Spasskoïe. Ce fut une grande fête pour Tourguéniev. Tandis qu'il lisait à ses hôtes son Chant de l'Amour triomphant, tandis qu'il se promenait avec eux dans la forêt pour écouter les « voix de la nuit », Tourguéniev étudiait de plus près son invitée. « Pendant ces jours-ci, lui écrivait-il plus tard, je vous ai connue de plus près encore, avec toutes vos qualités et vos faiblesses - et mon attachement pour vous est devenu encore plus grand; vous avez en moi un ami dans lequel vous pouvez avoir toute confiance... »
    Un mois plus tard Savina était fiancée. Une fois de plus l'amour glissait vers l'amitié. Pourtant deux mois après il lui écrivait encore : « Imaginez-vous ce tableau : Venise au mois d'octobre, ou Rome... Dans une gondole, deux étrangers. L'un grand, maladroit, aux cheveux blancs et aux pieds longs, mais très content; l'autre, une jeune femme aux yeux noirs merveilleux, aux cheveux pareils et, supposons-le, contente, elle aussi. Ils visitent les galeries, les églises... dînent ensemble, le soir vont au théâtre... Ensuite... mais mon imagination s'arrête respectueusement... Est-ce parce qu'il faut cacher quelque chose ?... Ou est-ce parce qu'il n'y a rien à cacher? » Tout se termina par le thème de la main : « Je ne connais pas de main plus agréable à embrasser que la vôtre. »
    La dernière de ses nouvelles, Clara Militch, fut sansdoute inspirée par ce sentiment et par l'aventure réelle d'une autre actrice, Kadmina. Le sujet en était beau. Clara est une jeune actrice, type « vierge passionnée », qui devient violemment amoureuse d'un jeune homme ascétique et froid. Il repousse ses avances parce qu'il a peur de la vie (thème tourguénievien par excellence) et elle s'empoisonne en scène. Après sa mort le jeune homme ne pense plus qu'à ce drame auquel il a été mêlé. La morte prend possession de lui. Il finit par avoir pour elle les sentiments qu'il a refusés à la vivante.
    « Il semble, dit Yarmolinsky, que Tourguéniev ait cherché dans ce conte à se prouver, sans le croire réellement, que l'homme ne périt pas tout entier, et que si l'amour est assez fort, il peut donner les couleurs familières, chaudes et humaines aux êtres que l'on rencontre de l'autre côté du tombeau. » Ainsi chez les incroyants les sentiments forts inspirent à la fois le regret et le vague espoir de l'éternité.
    ***
    Ses amours russes ne pouvaient plus jouer qu'un très petit rôle dans la vie de Tourguéniev. Sa demeure familiale, c'étaient « les Frênes », à Bougival, et le 48 de la rue de Douai. « S'il avait eu, disait-il, à choisir entre devenir le plus grand génie littéraire du monde mais ne pas voir les Viardot, ou être leur concierge à l'autre bout du monde, il eût choisi la place du concierge. »
    Il nous faut donc surtout imaginer les dix dernières années de cette vie, à Paris, dans un

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