Tourgueniev
dernières minutes, il reprit connaissance. Il dit : «Venez plus près... plus près. Le moment est venu de prendre congé... comme les tsars russes.» Pendant une seconde il parut reconnaître M me Viardot et dit : «Voici la reine des reines. Que de bien elle a fait. » Il mourut le 3 septembre 1883. « Il avait perdu connaissance depuis deux jours. Il ne souffrait plus, sa vie s'éteignait lentement, et, après deux convulsions, il rendit le dernier soupir. Nous étions tous à côté de lui...Il redevint aussi beau qu'il l'avait été jadis. Le premier jour après la mort, il avait encore, entre les sourcils, une ride profonde formée sous l'influence des convulsions! le second jour, son expression habituelle de bonté reparut sur son visage. On se serait attendu à le voir sourire. »
La cérémonie religieuse réunit autour du cercueil de Tourguéniev « tout un monde à la taille de géant, aux traits écrasés, à barbe de Père Eternel : toute une petite Russie, qu'on ne soupçonnerait pas habiter la capitale ». Beaucoup de femmes vinrent, de tous pays, lectrices qui voulaient rendre hommage au romancier. Ses amis écrivains parlaient, en le suivant jusqu'à la gare, des histoires qu'il leur racontait aux dîners Flaubert, ces histoires dont « le commencement semblait sortir d'un brouillard et qui devenaient à la longue si prenantes, si attachantes, si empoignantes ».
Le corps fut transporté en Russie. Edmond About et Renan firent des discours à la gare. Tourguéniev avait dit à un de ses amis: « Attends un peu que nous mourions, tu verras comme on nous traitera ! » En effet, à Pétersbourg, ses obsèques furent un triomphe, comme on n'avait pas vu depuis celles de Pouchkine. Une foule énorme l'accompagna jusqu'au cimetière. Le parti terroriste publia une proclamation en son honneur et sur le cercueil les prisonniers politiques de toutes les prisons russes firent déposer une couronne avec cette inscription : « De la part des morts, pour l'Immortel. » Ainsi cette jeunesse, dont la méfiance avait ajouté tant d'amertume à sa vie, accordait enfin à un cadavre le respect qui eût touché, vivant, un grand artiste. Il semble que la mort seule permette aux hommes de pardonner au génie.
Vingt-cinq ans plus tard s'ouvrit, dans la grande sallede l'Académie des Sciences de Pétersbourg, un musée Tourguéniev. On avait réuni tous ces pauvres objets à l'aide desquels nous essayons en vain d'évoquer les grands morts; tout y était, depuis la petite feuille du carnet de Varvara Petrovna sur laquelle on lisait : «Naissance, le 28 octobre 1818 à midi, du fils Ivan, haut de douze verchki. » jusqu'au célèbre divan de Spasskoïe, surmonté du fusil de chasse. Bientôt les gardiens remarquèrent que devant le portrait de Tourguéniev était placé un bouquet de roses fraîches, qu'une dame âgée renouvelait chaque jour. Ces roses étaient apportées par Maria Gavrilovna Savina et l'on ne peut imaginer de monument qui eût mieux plu à Tourguéniev que ces fleurs parfaites et fragiles déposées par les belles mains d'une amie.
1 Yarmolinsky.
2 Yarmolinsky, 348, 357.
3 Yarmolinsky, 361.
4 L'histoire de Savina est ici racontée d'après un texte russe de Koni et Moltchanof, que des amis russes ont bien voulu traduire pour moi.
5 Traduction Charles Salomon.
6 Yarmolinsky, 375.
IV
L'art de Tourguéniev
Les querelles littéraires sont l'un des jeux violents et futiles sans lesquels il semble que les hommes trouvent trop longue leur brève existence. Les plaisirs donnés par deux écrivains différents devraient être des sentiments distincts, incommensurables entre eux et qui ne se pourraient nuire l'un à l'autre. Mais, de même qu'au dix-septième siècle les admirateurs de Racine se conduisaient en amants jaloux qui entendaient purger l'esprit de leurs maîtresses de tout souvenir cornélien, de nos jours la littérature russe a soulevé en Europe occidentale d'étranges et naïves passions. On a aimé Dostoïevsky avec fureur (et on avait raison de l'aimer), mais on a voulu l'aimer contre Tolstoï et surtout contre Tourguéniev. « C'est l'usage, dit Robert Lynd, lorsqu'on fait l'éloge d'un écrivain russe, de le faire aux dépens des autres. Tout se passe comme si les hommes étaient monothéistes dans leur dévotion aux dieux littéraires et ne pouvaient supporter de voir rendre un culte aux images des divinités rivales. »
Comme il arrive presque toujours dans les choses humaines,
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