Tourgueniev
pas que tu l'aimes ?
Lavretsky n'y tint plus.
—Dans quel mélodrame, s'écria-t-il, trouve-t-on cette scène. Et il sortit de la pièce.
Varvara Pavlovna demeura immobile un moment, puis, levant légèrement les épaules, elle emporta la petite fille dans l'autre pièce, la dévêtit et la coucha. Ensuite, elle prit un livre et s'assit auprès de la lampe. Elle attendit une heure environ et se décida à se mettre au lit.
— Eh bien, madame ? demanda en déshabillant sa maîtresse la femme de chambre française que M me Lavretsky avait amenée de Paris.
—Eh bien, Justine, répliqua-t-elle, il a beaucoup vieilli, mais il a (je crois) gardé sa bonté. Donnez-moi mes gants pour la nuit et pour demain préparez ma robe grise montante et surtout n'oubliez pas les côtelettes de mouton pour Ada... Je ne pense pas qu'il soit facile d'en trouver ici, mais il faut essayer de s'en procurer.
— A la guerre comme à la guerre, répondit Justine, et elle éteignit la bougie. »
La scène est d'une dureté inoubliable. La sécheresse de Varvara Pavlovna, son égoïsme de jolie femme sûre d'elle-même, la faiblesse de son mari, tout nous apparaît en une page comme tout, dans la vie, nous apparaîtrait en un coup d'œil si nous avions vu les personnages. Pourtant rien n'a été dit. Aucune minutieuse analyse n'a développé devant nous les mouvements intérieurs de Varvara Pavlovna. Mais après une scène si pénible elle a pensé à la beauté de ses mains et demandé ses gants pour la nuit. Cela suffit; nous la connaissons.
***
Mais nous avons dit qu'il est insuffisant, pour décrire cet art, d'employer le mot « réaliste » et qu'il est indispensabled'ajouter que Tourguéniev était un réaliste poétique. Qu'est-ce que cela veut dire? Le mot « poésie » est un des plus mal définis, mais il ne faut jamais perdre de vue que, dans le sens étymologique, le poète c'est «celui qui fait». La poésie, c'est l'art de refaire, de recréer le monde pour l'homme, c'est-à-dire de lui imposer une forme, et surtout un rythme. Reconstruire cette mystérieuse unité, unir la nature aux émotions de l'âme de l'homme, replacer les aventures individuelles dans ces vastes mouvements rythmés des nuages et du soleil, du printemps et de l'hiver, de la jeunesse et de la vieillesse, c'est être un poète en même temps qu'un romancier.
Il est impossible de penser à l'un des romans de Tourguéniev sans évoquer quelque grande image naturelle qui associe la nature aux passions. Dans Fumée nous suivons ces blancs nuages qui se dissipent lentement au-dessus de la campagne. On ne peut oublier le jardin du Premier amour, la nuit du Pré Béjine, l'étang au bord duquel Dimitri Roudine a son dernier rendez-vous avec la jeune fille qu'il va trahir.
Un réaliste poétique sait que la vie des hommes n'est pas faite seulement de détails médiocres, mais qu'elle est aussi toute mêlée de grands sentiments, d'inquiétudes, de mystère et de nobles illusions. Le rêve fait partie de la réalité. Le négliger, l'écarter par système, c'est appauvrir cette réalité de tout ce qui la rendait humaine. Voilà ce que voulait dire Tourguéniev quand il écrivait : « Le grand malheur de Zola, c'est qu'il n'a jamais lu Shakespeare. »
Texte qu'il faudrait commenter, car il y aurait beaucoup à dire sur la poésie de Zola, mais on sent très bien pourquoi aux yeux de Tourguéniev l'art de Zola était court. Tourguéniev pensait que toute image de la vie est incomplète et fausse si l'on y néglige certains sentimentstendres et certains mouvements de bonheur. Il y a un poncif réaliste comme il y a un poncif romantique. Le trémolo est aussi dangereux que la roulade. « Je ne suis pas naturaliste », disait Tourguéniev. « Je suis surnaturaliste » et c'était exactement vrai. Ce qui manquait à ses amis (et d'ailleurs à Flaubert, aux Goncourt, autant qu'à Zola) c'était justement d'avoir bien connu les plus simples et les plus forts des sentiments humains. Edmond de Goncourt le notait naïvement après un dîner où Tourguéniev avait explique avec une délicatesse extrême pourquoi l'amour est un sentiment qui a une couleur toute particulière et que Zola ferait fausse route s'il ne voulait admettre cette couleur : « Dans tout ceci, écrivait Goncourt, il y a un malheur, c'est que ni Flaubert, en dépit de l'exagération de son verbe en ces matières, ni Zola, ni moi, n'avons été jamais très sérieusement amoureux et que nous
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