Tourgueniev
Tolstoï où cet écrivain a comme rendu perceptible le silence d'une belle nuit au bord d'un fleuve, en mentionnant un simple trait : Une chauve-souris s'envole. On entend le bruit que font, en se touchant, les pointes de ses ailes... C'est par de semblables détails que Tourguéniev décrit toujours. J'en rapporterai au hasard quelques modèles. Voici d'abord, dans le Roi Lear de la Steppe, le tableau d'une forêt en septembre : "Le calme était si grand, qu'on pouvait entendre à plus de cent pas un écureuil sautiller sur les feuilles sèches qui déjà jonchaient le sol, ou bien une branche morte qui, se détachant du faîte d'un arbre, heurtait faiblement d'autres branches dans sa chute, et tombait, tombait, pour ne jamais bouger, dans l'herbe fanée..." »
En voici un autre que je prends dans Un Nid de gentilshommes : « Le salon était devenu paisible, on entendaitseulement le pétillement des bougies de cire, parfois le bruit d'une main heurtant la table de jeu, ou une exclamation, l'addition des points.
« Par les fenêtres, la fraîcheur de la nuit entrait en larges flots, avec le chant sonore, ardent, audacieux du rossignol. » Ces exemples, qu'il serait très intéressant de rapprocher des descriptions de Flaubert, suffisent pour faire comprendre le procédé habituel à Tourguéniev. Il laisse la vision ressusciter en lui, puis il note le trait qui surgit le premier et qui est toujours le détail essentiel, celui auquel les autres font comme cortège. »
Retenir le détail essentiel, suggérer plutôt qu'indiquer, ce sont les règles et les procédés d'une certaine forme d'art, exquise et pourtant forte. On a beaucoup comparé l'art de Tourguéniev à l'art grec et c'est une comparaison exacte, parce que dans l'un comme dans l'autre un tout complexe est suggéré par quelques détails parfaitement choisis.
Jamais romancier n'a fait preuve d'une « économie de moyens » aussi complète. Quand on a un peu l'habitude de la technique du roman, on se demande d'abord avec surprise comment Tourguéniev put, par des livres si courts, donner une telle impression de durée et de plénitude. Si l'on analyse la méthode, on trouve un art de construction très caché et très parfait. Les romans de Tourguéniev se passent toujours dans un moment de crise. Un Meredith, une George Eliot, reprennent volontiers l'histoire du héros depuis l'enfance. Tolstoï lui-même prend le départ assez loin de l'épisode central de l' œuvre. Tourguéniev presque toujours plonge brusquement dans le sujet. Pères et Enfants est l'histoire de quelques semaines, Premier amour aussi, le Nid de gentilshommes commence au moment du retour de Lavretsky ; Fumée au moment de la rencontred'Irène. C'est ensuite seulement, et le lecteur une fois accroché par l'émotion, que l'auteur retourne en arrière et entre dans les quelques allées qu'il juge nécessaire d'explorer. On pense presque, en lisant Tourguéniev, à l'unité de temps des tragédies classiques françaises et en effet il est un grand classique. Il a même le mépris des grands classiques pour « l'intrigue ». Comme Molière, qui acceptait pour ses pièces les sujets les plus rebattus et les dénouements les plus attendus, Tourguéniev veut avant tout peindre un certain caractère ou fixer une certaine nuance d'émotion. Dans le cas de Terres vierges, les documents de M. Mazon montrent que ce n'est qu'après dix-huit mois de travail et de méditation sur son personnage qu'il trouva son sujet. Comme Molière encore, il se contente d'une symétrie presque archaïque : à la femme fatale (Varvara, Irène) s'oppose la femme pure (Lisa, Tatiana); à l'artiste, l'homme pratique; aux pères, les enfants. Sa construction est beaucoup plus naïve, primitive, que celle de Tolstoï ou de Dostoïevsky.
Même économie de moyens dans la peinture des caractères. Comme pour les descriptions de paysages, quelques détails bien choisis doivent ici suggérer le reste. Exemple : dans Un Nid de gentilshommes Lavretsky a quitté une femme coquette et qui le trompait, Varvara Pavlovna. Il l'a crue morte. Soudain il la retrouve chez lui. Il la reçoit avec une sévérité légitime. Elle essaie de l'attendrir en lui montrant sa petite fille :
« Ada, vois, c'est ton père, dit Varvara Pavlovna en écartant les boucles qui couvraient les yeux de la petite fille et en l'embrassant, avec force; implore-le avec moi.
— C'est papa, balbutia l'enfant en zézayant.
— Oui, mon enfant. N'est-ce
Weitere Kostenlose Bücher