Tourgueniev

éléments de la réalité. On pourrait montrer facilement que lesrécits les plus étranges, ceux qui nous paraissent le plus loin de l'observation réelle comme les Voyages de Gulliver, les Contes d'Edgar Poe, la Divine Comédie du Dante ou l' Ubu-roi de Jarry, sont faits de souvenirs, tout comme les monstres de Vinci ou les diables des chapiteaux sont construits à l'aide de traits humains et animaux, ou comme l'invention en mécanique n'est pas une création de matière mais un nouvel assemblage de pièces connues. « L'artiste, dit Valéry, assemble, accumule, compose au moyen de la matière, une quantité de désirs, d'intentions et de conditions venus de tous les points de l'esprit et de l'être. » Il faut d'ailleurs ajouter qu'un tel mécanisme, une fois monté, devient ensuite générateur de vie par son propre mouvement. Ainsi Proust, ayant créé Charlus en se servant de Montesquiou, devient rapidement capable de « parler Charlus » sans avoir besoin du modèle. Chez Balzac, cette vie propre des personnages est très remarquable, surtout vers la fin de sa vie.
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    Mais si la création ex nihilo est impossible, encore demeure-t-il vrai que le romancier peut travailler plus ou moins près de la nature. « Je suis un réaliste », dit Tourguéniev, et il affirme que le seul devoir d'un artiste est de peindre avec honnêteté ce qu'il voit. Mais le problème est plus complexe.
    Peindre ce qu'on voit, reproduire la nature, ce serait fort bien, mais comment la reproduire? La nature est inépuisable, elle est multiple, dans l'espace comme dans le temps. Dans l'esprit d'un homme passent en une heure assez d'images et d'idées pour emplir un livre dequatre cents pages. Si, dans un tel livre, nous voulons faire tenir la vie, non seulement d'un homme, mais d'un groupe d'hommes et de femmes, il devient évident que notre réalisme devra faire des concessions, supprimer, tailler, choisir. En peinture Delacroix maudissait le réalisme. « Si vous voulez faire des peintures réelles, disait-il, sculptez des statues en forme d'homme, peignez-les de couleurs véritables et animez-les à l'aide d'un ressort que vous placerez à l'intérieur. Vous aurez été "réels", vous vous serez rapprochés de la vie, mais aurez-vous fait une œuvre d'art? Certainement non. Vous aurez même fait exactement le contraire. »
    L'art n'est pas la nature; il est essentiellement humain. Le besoin que les hommes éprouvent d'un art, c'est justement le besoin de rendre cette nature (qui est confuse) intelligible pour un esprit d'homme, en lui imposant des constructions qui n'y sont pas visibles. Cela, Tourguéniev le savait très bien. Il aimait à citer le mot de Bacon : « L'art, c'est l'homme ajouté à la nature », et celui de Goethe : « Il faut élever le réel à la hauteur de la poésie. »
    Or justement (et c'est là toute la doctrine littéraire de Tourguéniev), il est indispensable, pour juger les œuvres d'art, de comprendre que les deux idées de réalisme et de poésie ne sont pas contradictoires. Un roman ne ressemble pas à la vie, c'est entendu. Il est limité, il est organisé, il est composé. Mais cet ensemble ordonné doit être fait de détails vrais et il doit lui-même être vraisemblable. Une tragédie de Shakespeare n'est pas « une tranche de vie », mais ses personnages sont des êtres vivants. Polonius est un vrai courtisan, Hamlet un jeune homme réel. Pas plus qu'un auteur dramatique, un romancier ne doit peindre « de chic ». Jamais dans les romans de Tourguéniev un personnagen'a l'air de jouer un rôle de mélodrame. Le chasseur y retrouve des impressions de chasseur authentique. Les paysans y parlent un langage de paysans et ne jugent pas la nature en peintres. Les femmes y sont féminines. Nous avons dit tout à l'heure que ce monde de Tourguéniev est petit; mais justement parce qu'il a eu le courage de limiter son univers à ce qu'il avait pu observer lui-même, il est un des rares romanciers qui n'aient presque jamais menti.

    Mais si Tourguéniev est un réaliste par la vérité des détails, c'est par leur choix qu'il est un grand artiste. M. Paul Bourget l'entendit un jour chez M. Taine résumer ses théories sur l'art de la description. «Le talent descriptif lui paraissait tenir tout entier dans le choix du détail évocateur. Il voulait que la description fût toujours indirecte, et suggérée plutôt que montrée. C'étaient ses termes mêmes, et il nous citait avec admiration un passage de