Tourgueniev
d'observation. « Un écrivain, disait-il, ne doit pas se laisser écraser par la douleur : il doit tout utiliser. L'écrivain est un homme nerveux. Il sent plus que les autres. Eh bien ! C'est pour cela même qu'il doit refréner son caractère; il doit toujours et absolument s'observer lui-même et observer les autres. Vous est-il arrivé un malheur, asseyez-vous et écrivez: "Ceci et cela est arrivé; j'éprouve ceci et cela." La douleur passera et la page excellente reste. Cette page, quelquefois, peut devenir le nœud d'une grande œuvre qui sera artistique, puisqu'elle sera vraie, prise sur le vif... » Et ailleurs : « Si tous les artistes malheureux se brûlaient la cervelle, il n'y en aurait plus un seul, car ils sont tous plus ou moins malheureux. Des artistes heureux, il ne peut pas y en avoir. Le bonheur, c'est le repos, et le repos ne crée rien. »
On voit qu'il était à la fois subjectif et objectif. A la vérité il n'aimait guère les systèmes et les classements. Il pensait que la liberté est nécessaire à l'artiste : « Vous vous sentez soulevé par une foi joyeuse et enfantine ? Vous avez envie de vous abandonner à des effusions lyriques? Abandonnez-vous. Au contraire, vous souhaiteriez miner toutes vos émotions? Il vous plairait de regarder toute chose d'un œil inquisiteur, de faire, sous votre analyse, craquer les choses comme des noix ? Faites-le. » Un artiste ne doit de fidélité qu'à lui-même et non à un système.
Sur un point seulement il était intransigeant. Il croyait qu'un romancier ne doit jamais consciemment chercher à prouver une thèse. Un artiste et un moraliste sont deux êtres essentiellement différents. « Quand je décris des voleurs de chevaux, disait Tchekhov, vousvoudriez me voir ajouter : "Il est mal de voler des chevaux." Mais c'est l'affaire du jury de les juger; mon affaire est simplement de montrer comment ils sont. » L'art est une évasion, non une démonstration. Ce n'est pas qu'un romancier ne puisse s'intéresser aux idées. L'expression des idées fait partie, comme celle des sentiments, de cette vie humaine qu'il cherche à peindre, mais les idées doivent figurer dans son œuvre comme moment de l'âme des personnages. Elles doivent naître des caractères, non les modeler. Elles doivent s'entrechoquer et nous laisser libres de choisir. Tourguéniev ne fait aucun effort pour « comprendre la vie ». Il n'a pas de morale à nous proposer, pas de métaphysique, pas de doctrine philosophique. Ce n'est pas son métier. Il nous raconte une histoire ; il nous fait connaître des êtres humains. Depuis quelques années on parle beaucoup en France de poésie pure. Tourguéniev nous apporte un des meilleurs exemples de ce que peut être le roman pur.
Il eut à ce point de vue une influence très grande sur ses amis français. Le jeune Maupassant lui dut beaucoup et prit certainement de lui, plus encore que de Flaubert, ce goût de conter. « Malgré son âge, écrit Maupassant, Tourguéniev avait sur les livres les idées les plus modernes et les plus avancées, rejetant toutes les vieilles formes de roman à ficelle, à combinaison dramatique et tirant le roman de la vie, rien que de la vie, sans intrigue, sans grosses aventures. » Tourguéniev de son côté avait grande estime pour Maupassant. Tolstoï raconte qu'un jour, pendant un séjour à Yasnaïa Poliana, Tourguéniev prit dans sa valise un petit livre français et le lui remit. « Lisez ça à l'occasion, dit-il. C'est d'un jeune écrivain français. Voyez, ce n'est pas mal. » C'était la Maison Tellier.
Par le style comme par la composition Tourguéniev fut un maître pour les écrivains français qui vécurent de 1860 à 1880. Il ne serait pas inutile pour nous de le relire en un temps où, comme dit André Gide, un écrivain ne peut plus parler d'un objet sans le comparer à dix autres. Tourguéniev, comme d'ailleurs Stendhal et Mérimée, Tchekhov et Tolstoï, savait que la puissance des mots suffit. Un mot usuel suggère, même s'il est seul, l'objet qu'il désigne. Sinon, pourquoi un langage? Mais si le mot suffit, pourquoi l'orner de rocailles inutiles et laides ? Je sais que les facettes et les pointes attireront toujours le lecteur blasé. Je sais que l'on peut dire : « Il est facile de peindre avec sobriété lorsque l'on ne sent rien avec force. » Mais tel n'était le cas ni de Mérimée, ni de Stendhal, ni de Tourguéniev. Tous trois étaient doués d'une sensibilité fine et vive.
Weitere Kostenlose Bücher