Tourgueniev
exactement « d'une demi-mondaine vêtue de l'uniforme blanc des gardes 2 ».
« Les yeux bleus étaient calmes, énigmatiques, les lèvres sensuelles et ironiques. » Malgré ses origines, il n'avait pas le type asiatique. « Nous autres, dit un héros de Tourguéniev, nous naissons blonds de cheveux, clairs d'yeux et blancs de visage. » Tourguéniev, dans Premier amour, a décrit le ménage formé par ses parents : « Mon père, un homme encore jeune et très beau, avait épousé ma mère par intérêt. Elle était de dix années plus âgée que lui. Elle menait une vie assez triste; elle était constamment inquiète, jalouse, irritée, mais jamais en présence de mon père. Elle le craignait beaucoup. Quant à lui, froid et réservé, il se tenait à distance. »
Curieuse union, et sa nature avait exercé une grande influence sur la formation du caractère de Tourguéniev. Non seulement il avait hérité de la stature de géant, de la moustache blonde et de l'évidente faiblesse du colonel, mais la violence du caractère de la mère avait accentué cette naturelle faiblesse du fils en lui enlevanttoute volonté. M me Tourguéniev se considérait, à Spasskoïe, comme une petite souveraine. Elle appelait son maître d'hôtel « le ministre de la cour » et le domestique chargé d'apporter son courrier «le ministre des postes ». Elle avait, sur le domaine, son propre préfet de police. Comme dans les châteaux du Moyen Age, on faisait à Spasskoïe, tout ce qui était nécessaire à la vie de la famille. M me Tourguéniev entretenait une véritable armée de « sujets ». Dans les deux ailes de la maison, qui comprenait plus de quarante chambres, logeaient, d'un côté les serves qui tissaient les vêtements et brodaient le linge, de l'autre les musiciens, serfs aussi. En ce temps-là un propriétaire achetait parfois à un voisin tout un orchestre. Le colonel Tourguéniev, parmi ses servantes, choisissait de jolies maîtresses. Varvara Petrovna, épouse mécontente, trompée, maladroite, se vengeait sur les serfs. Tourguéniev, dans son enfance, vit deux jeunes paysans déportés en Sibérie, sur l'ordre de sa mère, parce qu'ils avaient oublié de s'incliner en passant devant elle dans le jardin. Aux visiteurs de Spasskoïe, il montrait une fenêtre en disant : « Voici la fenêtre où s'asseyait ma mère. Je me rappelle. C'était l'été, la fenêtre était ouverte et j'étais là quand les deux hommes, la veille de leur déportation, se sont approchés, tête nue, pour prendre congé d'elle 3 . »
Les messieurs et les fraülein qui venaient enseigner aux enfants le français et l'allemand, étaient traités aussi brutalement que les domestiques. Les petits maîtres pouvaient jouer avec les enfants des paysans, mais ceux-ci n'avaient pas le droit de rendre les coups. Tourguéniev raconte que sa mère ayant surpris une lutteà coups d'oreiller entre lui-même et un petit paysan, l'autre fut aussitôt fouetté.
Les fils de la maison, symbole enfantin de la noblesse russe de ce temps-là, avaient à la fois une impression de toute-puissance dans leur royaume et de faiblesse extrême devant leur mère. Les deux fils Tourguéniev, Ivan et Nicolas, étaient battus presque chaque jour. En 1873, Flaubert, dînant avec Tourguéniev, lui dit qu'au temps où il était au lycée de Rouen il avait écrit sur Louis XI un drame où les gens du peuple disaient :
« Monseigneur, nous sommes obligés d'assaisonner nos légumes avec le sel de nos larmes. » Cette phrase évoqua pour Tourguéniev son enfance. Il raconta un petit méfait à la suite duquel il avait été fouetté, privé de dîner et s'était promené dans le jardin, « buvant avec un plaisir amer l'eau salée qui, de ses yeux et le long de ses joues, tombait dans les coins de sa bouche ».
Malgré cette vie de caserne familiale, il conserva toujours un souvenir enchanté de l'enfance à Spasskoïe. Il semble y avoir, dans les paysages russes, une mystérieuse beauté dont ceux qui les ont connus gardent jusqu'à la mort l'amour et le regret. Tourguéniev ne devait jamais oublier la buée qui monte aux flancs des coteaux, les bouleaux, les trembles, les saules et cette odeur de seigle fauché, de sarrasin, qui flotte dans l'air pur et sec.
A Spasskoïe l'enfant apprenait à connaître les oiseaux, les arbres, les feuilles, comme seuls les connaissent ceux qui ont été élevés à la campagne. Il y trouvait d'étranges maîtres pour lui enseigner, non
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