Trois Ans Dans Une Chambre à Gaz D'Auschwitz
et subir la désinfection, ce qui était d’usage lorsqu’on changeait de camp ou quand on était libéré. Ainsi voulait-on les confirmer dans l’idée qu’ils allaient bien être transférés à Heydebreck.
Le 8 mars 1944, vers la fin de l’après-midi, je me rendis avec une centaine de détenus dans les deux grandes fabriques de morts. La nuit tombée, j’entendis soudain de gros camions franchir la porte d’entrée du crématoire II, puis le grincement des freins. Pour les hommes entassés dans les véhicules c’était cette fois la dernière étape. Des S.S. dénouèrent les bâches et rabattirent les ridelles des camions. Puis ils se mirent à frapper comme des insensés avec leur matraque les hommes qui sautaient des véhicules. Un autre groupe de S.S. poussait les arrivants, sous une grêle de coups et de hurlements, vers la salle de déshabillage au sous-sol. Cette scène sinistre était éclairée par la lumière des phares des camions. Les S.S. n’avaient aucun égard pour qui que ce fût ; les gens âgés, les malades, les enfants étaient impitoyablement matraqués et pourchassés comme des bêtes.
Le bruit prometteur et largement répandu, peut-être par les S.S. eux-mêmes, selon lequel le camp des familles était placé sous la protection de la Croix-Rouge internationale, n’était donc qu’un abominable leurre. Les nazis renonçaient complètement à leur tactique de camouflage habituelle et pour tous ces malheureux qui avaient séjourné pendant six mois à Birkenau et avaient assisté au spectacle quotidien des énormes cheminées qui dégageaient des volutes de fumée, il n’y avait plus guère d’illusion à se faire en pénétrant dans la cour du crématoire. Aussi, les sbires S.S. ne prenaient-ils même plus la peine de jouer la comédie de l’indispensable désinfection dans la salle des douches. On les traitait maintenant avec une brutalité inouïe, voulant peut-être ainsi éteindre en eux toute lueur d’espoir.
Il fallut peu de temps pour parquer cette masse d’environ 600 hommes dans le vestiaire où ils devaient attendre leur sort. Les S.S. ne faisaient plus attention à eux. Ils étaient maintenant prisonniers dans l’antichambre de la mort, à laquelle ils n’avaient plus aucune chance d’échapper.
Je me trouvais avec une trentaine de détenus dans le couloir souterrain reliant la salle de déshabillage à la chambre à gaz. Nous devions rapporter les vêtements abandonnés par les victimes et les charger sur un camion, dans la cour. Du fait de ma fonction de chauffeur, je n’avais absolument rien à faire ici, mais compte tenu de notre religion, de notre langue, de notre culture et de notre passé communs, je me sentais solidaire de mes compatriotes, ne pouvais résister au profond besoin de les assister dans leurs derniers moments. Je jetai un coup d’œil à travers la porte entrouverte de la salle de déshabillage : le tableau était bouleversant. Des hommes désespérés se tenaient en groupes devant les panneaux trompe-l’œil disposés sur les colonnes et le long des murs. À l’encontre de leurs prédécesseurs qui ne se doutaient de rien, ces inscriptions provoquaient chez eux une terreur panique. Alors qu’ils vivaient encore dans le camp des familles, ils avaient bien entendu parler de ces locaux singuliers, mais malgré des preuves tangibles, ils s’étaient refusés à se rendre à l’évidence. C’était maintenant leur tour, et leur visage trahissait une terreur et un désespoir indescriptibles. De jeunes mères pressaient leur enfant contre leur sein, des garçonnets et des fillettes sanglotaient en se cramponnant aux jambes de leurs parents.
Des sentinelles se trouvaient près de la sortie, sur les escaliers, avec une meute de chiens policiers aboyant furieusement et tirant sur leurs laisses, excités sans doute par l’odeur du sang qui coulait sur la tête et sur le visage de tous ceux qui avaient été sauvagement matraqués. Sous l’empire de l’angoisse, leur visage avait pris une teinte terreuse. Se rendant maintenant compte qu’ils se trouvaient au seuil de la mort, ils réalisaient avec stupeur l’ampleur de l’épouvantable duperie dont ils avaient été victimes. Pourquoi les avait-on laissés tranquilles pendant six mois avec leur famille à Birkenau ? Pourquoi Schwarzhuber leur avait-il donné sa parole d’honneur de chef S.S. qu’ils allaient être transférés avec leur famille à Heydebreck ? Pourquoi avoir
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